A. Choné: Rudolf Steiner, Carl Gustav Jung, Hermann Hesse

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Title
Rudolf Steiner, Carl Gustav Jung, Hermann Hesse. Passeurs entre Orient et Occident. Intégration et transformation des savoirs sur l'Orient dans l'espace germanophone (1890-1940)


Author(s)
Choné, Aurélie
Extent
412 S.
Price
€ 28,40
Rezensiert für 'Connections' und H-Soz-Kult von:
Cécile Gauthier, Université Paris 8, Université d’Amiens

Aurélie Choné s’intéresse dans cette étude aux figures de Rudolf Steiner, fondateur de l’anthroposophie, de Carl Gustav Jung, initiateur de la psychologie des profondeurs, et de l’écrivain Hermann Hesse, tous trois considérés comme des « passeurs entre Orient et Occident » (l’Orient étant compris ici comme Asie). Comme tout travail sur l’« Orient » postérieur à l’étude fondatrice d’Edward W. Said, cette étude tient compte des critiques formulées par les postcolonial studies à l’encontre d’une forme de simplification, de domination et d’instrumentalisation de l’altérité orientale de la part du monde « occidental ». Mais elle se situe en premier lieu dans une perspective de transferts culturels, posant la question de la circulation des savoirs sur l’Orient, et plus particulièrement des savoirs concernant les spiritualités orientales, dans l’espace germanophone entre 1890 et 1940. L’auteur insiste sur l’originalité d’une approche comparatiste prenant pour objets d’étude des champs aussi divers que l’ésotérisme, la psychologie et la littérature, afin de voir dans quelle mesure ils ont à la fois intégré et transformé l’apport oriental, dans une « réception productrice ».

Le livre est divisé en trois parties. La première partie rappelle les contextes (historiques, intellectuels, culturels) de la rencontre entre Orient et Occident dans l’espace germanophone. Dans un premier mouvement sont présentées les diverses sources des savoirs sur l’Orient. Elles peuvent être d’ordre biographique et intime (liées par exemple à l’enfance pour Hermann Hesse, ainsi qu’à de possibles voyages en Orient). Elles sont également livresques : la traduction des textes majeurs des spiritualités orientales (comme la Bhagavad-Gîtâ, le Rigveda et le Vedânta de Shankara, pour les textes indiens ; le Yi King, le Tao-te-king de Lao-Tseu et les Discours du Bouddha dans la traduction de K. E. Neumann, pour les textes chinois) influence profondément et durablement nombre d’intellectuels et d’artistes au tournant du 20e siècle, en particulier Hesse, qui a acquis par ses lectures un savoir vaste et diversifié. Les sources sont enfin savantes : on connaît la prééminence de l’Allemagne dans les recherches orientalistes, et ce depuis l’émergence de ce champ. Les connaissances touchant à la sagesse chinoise et au zen restent cependant lacunaires dans les premières décennies du 20e siècle. Elles sont donc peu accessibles à Steiner, mort en 1925, alors qu’elles jouent un rôle important dans l’évolution de Jung et surtout de Hesse. Mais Steiner est, des trois, celui qui s’est le plus intéressé à la figure de Bouddha, et à la comparaison de celle-ci avec Jésus.

L’« orientalomanie » allemande, culminant dans l’« indomanie romantique », est rappelée dans un deuxième chapitre, où sont énumérés les conditions de la réception et les vecteurs de la diffusion des savoirs sur l’Orient. L’auteur rappelle le rôle éminent joué par Hegel et Schopenhauer dans cette réception, l’importance du diagnostic porté sur la « maladie occidentale », la « découverte » de l’inconscient par Eduard von Hartmann et la place du mythe de l’Orient dans les cultures ésotériques, en plein essor en ce tournant de siècle. Un dernier chapitre différencie les approches de l’Orient de la part des trois figures étudiées.

La deuxième partie s’intitule « Orient et Occident : antagonisme ou complémentarité ? ». Elle consiste principalement en un répertoire détaillé des diverses notions orientales ayant fait l’objet d’une « intégration productive, mais sélective » : l’idée d’unité du réel (le tao en Chine, le brahman dans l’univers indien), lequel englobe le bien et le mal ; la multidimensionalité et la dynamique de la conscience ; l’intégration de l’idée d’âtman ; une éthique contrastant avec les notions chrétiennes de péché et de contrition ; enfin l’idée orientale de libération et d’illumination, qui fait l’objet d’une certaine réserve dans la réception car elle semble aboutir à une désindividualisation de l’âme. Or Steiner, Jung et Hesse sont durablement marqués par leur culture occidentale, notamment par l’importance particulière de la personne, qu’ils jugent mise à mal dans les pensées orientales.

Dans la troisième et dernière partie est défendue la thèse selon laquelle le détour par l’Orient constitue la condition déterminante d’une réappropriation de l’héritage ésotérique occidental. Certaines pratiques religieuses orientales, telles que le yoga, sont jugées inadaptées à l’homme occidental moderne, mais elles mettent à jour la possibilité pour lui d’une nouvelle pratique spirituelle, un « yoga occidental ». Celui-ci implique une initiation entreprise au cours d’un « chemin d’autodélivrance » (faisant une place à la triade corps/âme/esprit) et par une « orientation vers l’intérieur », notamment par la pratique de la méditation, l’enjeu étant de trouver désormais le divin en soi. Mais cette pratique spirituelle ne doit pas conduire à un retrait de la vie en société (ce qui est parfois perçu comme propre à l’idéal des spiritualités orientales, surtout en Inde) : bien au contraire, l’auteur affirme l’existence chez les trois figures de passeurs d’un « projet social », humaniste, tolérant et faisant place à une « conscience écologique ».

Ainsi, le « détour par l’Orient » conduit à un renouvellement du christianisme, analysé dans un deuxième chapitre où sont évoquées les sources ésotériques du christianisme tels que les « mystères de la Rose-Croix » ou l’alchimie.

Aurélie Choné clôt cette réflexion en se confrontant dans un dernier chapitre aux diverses critiques soulevées par ce qui serait une instrumentalisation de l’Orient à des fins ésotériques (Steiner), psychologiques (Jung) ou esthétiques (Hesse).

La lecture de ce riche travail est intéressante et stimulante. L’intérêt de cette étude nous paraît se situer sur deux plans, considérés précisément comme complémentaires : elle donne accès de façon précise, savante, et différenciée, à une meilleure compréhension des spiritualités orientales, qui fascinent toujours autant, mais sont souvent appréhendées de façon déformée, voire caricaturale. En même temps, elle confronte ce savoir à des pensées et des œuvres qui ne sont pas nécessairement mieux connues. Nous pensons en particulier à l’ésotérisme de Steiner. Le cas de Steiner, pour un lecteur français, est sans doute le plus surprenant, et le plus déroutant. En effet, le contenu de son « enseignement », est, par nature pourrait-on dire, difficile d’accès – ainsi du « Mystère de Golgotha », et de l’existence de deux enfants Jésus, qui sont une des clés du système. Steiner a fait en outre l’objet de polémiques relatives à sa théorie de l’évolution et des races. Son cas est également déroutant dans la mesure où l’apport oriental semble finalement superficiel ou déformé dans une pensée qui aboutit à replacer au centre la figure du Christ et les interrogations qu’elle suscite, conduisant à affirmer la supériorité du principe chrétien. L’auteur souligne à cet égard que Steiner aurait surtout adopté, au début, un lexique oriental, pour « capter » la bienveillance d’un public acquis à la théosophie de la médium russe H. P. Blavatsky. Dès lors apparaît la particularité de la figure de passeur, qui n’est pas une figure transparente véhiculant un savoir intact entre des cultures jugées à tort homogènes et irréductibles les unes aux autres. C’est ce que met en lumière le point fort de la démonstration de l’auteur, à savoir que ce détour par l’Orient prépare et permet un retour sur soi. Les apports des savoirs sur l’Orient (certes transformés) seraient donc réels mais finalement, dans leur complexité et leur profondeur, malaisément démêlables et décelables pour un regard peu initié. L’auteur conclut donc que le savoir sur l’Autre oriental conduit à une redéfinition de la différence entre soi et l’Autre, et au phénomène de « désoccultation », de retour à soi par le détour de l’Autre. Mais c’est un retour sur soi transformé, guéri de la nostalgie exotique, et cherchant une place dans un ici et maintenant nécessairement occidental. Cela est rendu possible grâce au décentrement suscité par l’ouverture à des modes de pensée différents.

La riche conclusion revient sur cette question de l’altérité, et sur les divers mécanismes de la rencontre avec l’altérité culturelle (attraction, répulsion, incompréhension, comparaison, désoccultation, syncrétisme, omission, instrumentalisation). Deux éléments de conclusion prêtent particulièrement à réflexion : l’auteur souligne combien la tentative de synthèse dessinée par les trois figures de passeurs inaugure le phénomène contemporain du « religieux à la carte » (selon l’expression des sociologues Françoise Champion et Danièle Hervieu-Léger). Elle conclut enfin que c’est dans la littérature que le dialogue interculturel s’avère le plus riche : c’est effectivement ce que montrent au long de la lecture les analyses des œuvres d’Hermann Hesse, comme si c’était par l’art qu’il était véritablement possible d’échapper au dogmatisme, qui constitue souvent une tentation sur un chemin dont les trois figures de passeur soulignent qu’il ne saurait être fructueux s’il n’est d’abord individuel.

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30.04.2010
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Diese Rezension entstand im Rahmen des Fachforums 'Connections'. http://www.connections.clio-online.net/
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