C. Trautmann-Waller (Hrsg.): L'Allemagne des linguistes russes

Title
L'Allemagne des linguistes russes.


Editor(s)
Trautmann-Waller, Celine
Series
Revue Germanique Internationale 3-2006
Published
Paris 2006: CNRS Éditions
Extent
208 S.
Price
€ 30,00
Rezensiert für 'Connections' und H-Soz-Kult von:
Daniel Baric, Institut d'Etudes Germaniques, Université François-Rabelais, Tours

Le troisième numéro de la nouvelle version de la Revue germanique internationale, intitulé L'Allemagne des linguistes russes, se place dans la continuité de la ligne éditoriale de cette revue consacrée depuis la première série lancée en 1994 aux transferts culturels impliquant le monde allemand. Ce numéro reprend les communications présentées lors d'une journée d'étude sur les transferts entre Allemagne et Russie dans les domaines de la linguistique et de la théorie de la culture. Céline Trautmann-Waller a coordonné ces travaux à partir de ses propres recherches sur Steinthal comme vecteur de Humboldt en Russie et sur sa réception chez le linguiste et philologue ukrainien Potebnja.1 Ce sont les actes de cette journée qui ont paru, complétés par quelques articles supplémentaires.

L'objectif poursuivi était de retracer la circulation des hommes et des œuvres entre les espaces allemand et russe dans le domaine des études consacrées aux langues, en mettant l'accent sur les "intermédiaires" (p. 6), les "filiations insoupçonnées dans l'histoire des sciences humaines " et les "migrations de concepts" (p. 9), et ainsi de mettre en évidence un processus se déroulant dans plusieurs pays.

Quatre thèmes ont été abordés, chacun à travers plusieurs articles: "Humboldt et humboldtisme(s) en Russie", "'Forme interne' : Histoire d'un concept de l'Allemagne à la Russie des années 1920", "Les sources allemandes du formalisme russe" et "Race, Culture, Communauté: une lignée de transferts germano-russes".

Trois contributions prennent pour point de départ Humboldt et dégagent une filiation qui n'a rien de linéaire. L'appropriation à différents moments de l'histoire russe de certains éléments de la réflexion humboldtienne a rendu nécessaire un éclairage du contexte social et intellectuel, voire politique, tout autant qu'une analyse précise du sens de concepts humboldtiens chez divers auteurs. Brigitte Bartschat propose ainsi dans son étude ("La réception de Humboldt dans la pensée linguistique russe, de Potebnja à Vygotskij") l'examen du parcours d'une figure centrale qui s'inscrivit dans la lignée de Humboldt, A. Potebnja (1835-1891). L'étude a pour point d'aboutissement les développements de recherches menées ultérieurement dans le domaine de la psychologie linguistique.

Donatella Ferrari-Bravo examine dans "Langue et culture en Russie: dans les traces de la philosophie du langage humboldtienne" les similitudes et les parallélismes entre les études sur la langue en Russie et en Allemagne, en particulier autour du concept de langue envisagée comme dépositaire de l'identité nationale.

Elena Kokochkina-Simonato a consacré son article ("D. N. Osvjasniko-Kulikovskij (1853-1920): d''Energeia' à énergie") à un élève de Potebnja, dont les œuvres n'ont pas été publiées depuis les années 1920. Il s'agit en particulier de l'étude d'un concept transposé d'une terminologie humboldtienne dans le langage de la physique moderne, en s'appuyant sur les résultats de la psychologie expérimentale. L'auteur retrace chez ce linguiste la réflexion sur le travail de l'inconscient dans l'élaboration de la pensée et sur les langues au potentiel évolutif important, dans la mesure où elles "aident à économiser l'énergie mentale" (p. 44). L'émerveillement présent chez Humboldt devant la pluralité des langues disparaît cependant chez Osvjasniko-Kulikovskij, dont la réflexion aboutit à leur hiérachisation.

Les trois articles suivants sont consacrés à un concept clé chez Humboldt, la "forme interne", décrite dans L'Introduction à l'œuvre sur le kavi (1836), qui a donné lieu en Russie à des développements théoriques très variés. Jacqueline Fontaine dans "La 'Innere Form' : de Potebnja aux formalistes" montre en quoi la réception de ce concept en Russie est due au lien entre théorie linguistique et art (en particulier un art conçu comme le premier, la poésie).

Serge Zenkine, dans "Forme interne, forme externe. Les transformations d'une catégorie dans la théorie russe du XXe siècle" reprend l'évolution du concept humboldtien chez différents penseurs [Victor Sklovski (1893-1984), Boris Grifstov (1895-1950), Gustav Spet (1873-1937) et Pavel Florenskij (1882-1937)]. Il montre combien fut prégnant le contexte des études sur la forme littéraire dans les glissements et changements de sens. La circulation de la formule humboldtienne de "forme interne" s'est produite dans un mouvement général allant vers un sens dépouillé de son élément universel (Humboldt) (p. 72-73), étymologique (Potebnja), pour signifier un rapport individuel au langage.

Maryse Dennes a retracé l'évolution "de la 'structure du mot' à la 'forme interne' chez Gustav Spet". L'auteur se propose de mettre en lumière le lien entre son œuvre ultime, La Forme interne du mot (1927) au sous-titre significatif, "Etudes et variations sur les thèmes de Humboldt" et les développements philosophique qui apparaissent dès Le Phénomène et le Sens (1914).

Dans la partie intitulée "Les sources allemandes du formalisme russe", trois articles établissent le lien entre des éléments de réflexion venus d'Allemagne et ce courant novateur des études littéraires qui s'est développé en Russie. Céline Trautmann-Waller dans "Aux origines de la narratologie: mythe, poésie populaire et épopée entre philologie allemande et philologie russe (Steinthal, Potebnja, Veselovskij)" présente le rôle de Heymann Steinthal (1823-1899) en Russie, à la fois comme continuateur de Humboldt dans le domaine linguistique, mais également comme spécialiste de mythologie et poésie populaire. Potebnja et Veselovskij (1938-1906), à partir de leur lecture de Steinthal, évoluent en effet vers une étude formaliste de la poésie. Ainsi apparaissent les liens entre Steinthal et les recherches du Cercle linguistique de Moscou (Petr Grigorevich Bogatyrev, Roman Jakobson) dans le domaine de la poésie collective. A travers Potebnja, et plus encore Aleksandr Nikolaevic Veselovskij, Propp s'est approprié certains éléments présents chez Steinthal, qui aboutiront à sa morphologie du conte. Veselovskij avait suivi les cours de Steinthal en Allemagne, s'est inspiré de la psychologie des peuples pour développer une histoire littéraire générale comme histoire ou science de la culture: "le chemin qui mène de Herbart à Veselovskij passe en tout cas clairement par Steinthal" (p. 108).

Roger Comtet propose une contribution centrée sur une biographie, celle de "Viktor Maksimovic Zirmunskij (1891-1971) passeur de cultures entre Russie et Allemagne". Il y montre en quoi les années de formation du germaniste russe, médiateur entre Allemagne et Russie dans l'entre-deux-guerres, lui valent dans des polémiques qui naissent avec les formalistes une remise en cause des "bases académiques allemandes de sa vision" (p. 121), mais aussi une méthode mise à profit pour éditer et commenter après son évacuation de Leningrad à Tachkent en 1941 les littératures des peuples turcs d'Asie centrale.

Serguei Tchougounnikov présente dans "De l''affinité élective' à la 'convergence'. Un exemple du substrat morphologique allemand du formalisme russe" la contribution d'une conception organiciste des facultés langagières présente dans le romantisme allemand aux théories élaborées par Evguenij Dmitrievitch Polivanov (1891-1938) et Roman Jakobson.

Le dernier bloc thématique, "Race, culture, communauté: une lignée de transferts culturels germano-russes" donne à percevoir la complexité de la construction de ces concepts. Dans ses "Regards sur la réception du racialisme allemand chez les panslavistes et les eurasistes russes", Marlène Laruelle aborde la question des transferts multiples et complexes dans le cas de la construction du discours identitaire russe par importation, sélection et rejet d'éléments allemands, pourtant prépondérants. Le discours sur la race dans les années 1870 chez les panslavistes, puis chez les eurasistes des années 1920, est analysé dans cette perspective. Pour ces premiers, chrétiens, un déterminisme physique (la forme du crâne) serait en contradiction avec l'égalité des hommes telle qu'est elle présentée dans la Bible. Mais la référence aryenne est ensuite maintenue chez les eurasistes, pour y inclure la Russie, sur un critère non physique mais linguistique, historique et spatial. L'ancrage asiatique allégué par les idéologues allemands du racisme, autrefois dénoncé, est bientôt accepté et revendiqué au nom de l'Empire russe comme héritier de l'Empire mongol.

Ekaterina Velmezova interroge dans "Les recherches sémantiques en Allemagne et en URSS dans les années 1930: influence ou air du temps?" les notions de "sémantique idéologique", de "nids sémantiques", de "champs sémantiques", qui apparaissent dans les années 1930 en Allemagne et en Union soviétique. Elles apparaissent comme des développements à partir de sources communes humboldtiennes, dans des configurations idéologiques marquées en Union soviétique par le marrisme.

Galin Tihanov, dans une communication centrée sur les travaux de Bakhtine dans les années 1930 sur le roman, en particulier sur Rabelais ["Herméneutique et sociologie entre Allemagne et Russie: la communauté, la langue et le classique (Gadamer, Freyer, Bakhtine)"] décrit le contexte allemand des réflexions de théoriciens soviétiques de la culture. Le rôle de deux théoriciens allemands de la culture (Hans Freyer et Hans-Georg Gadamer) est retracé. Deux concepts utilisés par Freyer, "hétéroglossie" (Verschiedensprachigkeit) et "horizon", deviennent centraux chez Bakhtine dans le contexte d'une pensée élaborée comme "réponse complexe à la modernité et comme une promotion de la tradition" (p. 173).

Michel Espagne clôt le numéro par un article consacré à "Quelques errances de la notion de culture. Humboldt – Jakobson – Lévi-Strauss". La notion de culture, élaborée ici, reprise ailleurs, apparaît comme le "résultat d'une errance, d'une circulation" (p. 195) entre des représentations formées en Allemagne (de Humboldt à Boas en passant par Steinthal) et en Russie et l'anthropologie structurale de Lévi-Strauss.

Avec des approches méthodologiques très diverses, qui mettent plus ou moins en avant le facteur biographique, social, ou bien purement intellectuel, l'élaboration de théories linguistiques, parfois transposées dans d'autres domaines du savoir, apparaît comme un phénomène se déployant dans des espaces et des temps qui sont en situation de communication qui génère aussi des distorsions bien décrites dans les articles.

L'ouvrage, étant collectif, n'évite cependant pas la répétition de certaines données biographiques ou bibliographiques. De même, des différences dans l'appréciation des influences et des tensions apparaissent. Quelques coquilles et divergences dans la traduction de termes russes émaillent le texte (ainsi ostranenie, traduit "défamiliarisation", p. 66, "instauration d'une distance" p. 188).

Mais au-delà de la technicité parfois importante de certains textes se dessine une histoire intellectuelle européenne, histoire aussi intéressante pour les germanistes lecteurs de Humboldt, les slavistes, que les historiens des idées ou des transferts culturels. La pluralité des approches fait apparaître une multiplicité de champs de recherche (histoire transeuropéenne de concepts, comme celui, polémique, de race). L'ouvrage met bien au jour, comme le propose C. Trautmann-Waller, "cette strate de transfert plus ancienne que constitue la lecture par les philologues russes d'une 'science de la culture' oubliée comme la psychologie des peuples de Steinthal" (p. 96). A ce titre, il semble bien que "les débats du XIXe siècle étaient beaucoup plus riches qu'une condamnation un peu courte (psychologisme, philologisme, évolutionnisme) pourrait le laisser supposer" (p. 109).

L'aspect forcément incomplet d'une telle suite d'articles ("mosaïque", "instantanés") est assumé. Le prolongement se trouverait certainement, comme l'annonce l'introduction, dans l'étude d'un flux plus vaste de transferts, déjà perceptible dans les ramifications, par exemple américaines, évoquées par M. Espagne avec le linguiste et ethnologue Boas.

Annotation:
1 Voir les publications: Trautmann-Waller, Céline, (sous la dir.), Quand Berlin pensait les peuples. Anthropologie, ethnologie et psychologie (1850-1890), Paris 2004; Trautmann-Waller, Céline, Aux origines d'une science allemande de la culture, linguistique et psychologie des peuples chez Heymann Steinthal, Paris 2005.

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09.12.2006
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