Les transferts culturels

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Michel Espagne, UMR 8547 "Pays Germaniques", Centre National de la Recherche Scientifique, Paris

La profonde insatisfaction que laissaient les cadres épistémologiques d'une historiographie nationale a d'abord été dominée par l'intervention du comparatisme. Ce type d'historiographie qu'on rencontre depuis l'histoire sociale ou économique jusqu'à l'histoire littéraire a donc eu un mérite historique qu'on ne saurait contester. D'une orientation pionnière des recherches, il est devenu peu à peu un mode classique d'écrire l'histoire, une sorte de vulgate théorique représentée dans les principaux instituts notamment en Allemagne. S'agit-il d'un horizon indépassable des travaux historiques ? On doit d'abord remarquer à quel point une histoire des méthodes comparatives fait défaut. Il est clair que toute activité intellectuelle commence par une comparaison, c'est-à-dire par une mise en série. Si l'on veut dépasser cette platitude force est toutefois d'observer que la comparaison implique généralement une hiérarchisation qui reproduit la perspective sur le réel de celui qui opère la comparaison.

Il est inutile de revenir ici sur la critique de certains aspects centraux de la méthode comparative qui a marqué à ses débuts la théorie des transferts culturels. Celle-ci ne prétendait même pas être dans ce domaine particulièrement innovante. Après tout Heymann Steinthal, éditeur de la Zeitschrift für Völkerpsychologie und Sprachwissenschaft, avait déjà observé au milieu du XIXe siècle que la comparaison sur le mode de la "vergleichende Grammatik der indogermanischen Sprachen" était à la fois une forme de hiérarchisation et d'exclusion des cultures. Franz Boas, dès les années 1890, fondait l'anthropologie américaine sur un refus du modèle comparatif au profit d'une approche horizontale des contaminations entre espaces culturels. On se souvient aussi de l'usage presque révisionniste de la "Vergleichbarkeit" tenté par certains protagonistes du "Historikerstreit". Le musée d'histoire de la Lettonie à Riga exposant de manière comparative l'occupation soviétique de la Lettonie et le traitement des Juifs lettons durant la seconde guerre mondiale inviterait à lui seul à s'interroger sur les limites de la méthode.

Il ne s'agit évidemment pas de remettre en cause la validité de toute approche comparatiste, mais d'en limiter la portée, d'observer qu'il ne peut pas s'agir d'une panacée, et qu'une histoire critique de cette méthode et de ses a priori fait cruellement défaut.

La recherche sur les transferts culturels s'est développée à partir des années 1980 et a donné lieu à suffisamment de textes programmatiques pour qu'il ne soit pas nécessaire d'en retracer ici les grandes lignes. Il s'agit de privilégier les phénomènes de réappropriation et de resémantisation d'un bien culturel importé, en tenant compte de ce que ce processus révèle sur le contexte d'accueil. L'attention porte tout particulièrement sur une étude socio-culturelle des médiateurs.

Le cadre esquissé est suffisamment large et résolument évolutif pour que la recherche sur les transferts culturels puisse fort bien se reconnaître, au moins pour une large part, dans des travaux baptisés shared, entangled ou global history. Quant à l'histoire croisée, il est difficile, au-delà de l'étiquette assez malheureuse dont elle s'est affublée, de voir en quoi elle se distingue des transferts culturels pour sa partie constructive. La nouvelle alliance avec le comparatisme ou le vœu pieux de saisir les croisements généralisés représenteraient plutôt une régression. Du moins faut-il attendre que quelque monographie illustre à partir d'un exemple concret la spécificité du propos pour en dire plus.

Il est clair que la recherche sur les transferts culturels peut être d'une grande utilité pour une intégration dans les recherches historiographiques d'espaces lointains. Une comparaison entre la France et le Vietnam serait de peu d'intérêt. En revanche la constitution d'une culture Vietnamienne au contact de la France et plus largement de l'Europe révèlera sans doute d'intéressantes procédures de réinterprétation et d'appropriation. L'inverse serait d'ailleurs tout aussi vrai, et l'étude de la part prise par des pays africains ou asiatiques à la constitution des espaces culturels colonisateurs n'en est qu'à ses débuts. Disons toutefois que ce type d'approche, pour être sérieux, exige des connaissances linguistiques et philologiques précises, ce qui limite forcément le nombre des domaines dans lesquels un même historien peut faire œuvre productive. Les travaux de Jürgen Osterhammel ou de Sebastian Conrad sur la Chine ou le Japon, quel que soit le nom qu'ils préfèrent leur donner, correspondent d'assez près à ce que la recherche sur les transferts culturels s'était d'emblée donné comme horizon.

Souvent a été soulevée la question des cadres dans lesquels s'opère un transfert. Disons pour commencer que si les premiers travaux réalisés dans le domaine concernaient la période 1850-1914 en Europe occidentale, il était difficile de ne pas partir d'un cadre national en voie d'affirmation. Toutefois des tentatives ont été réalisées de substituer au cadre national d'autres cadres, par exemple le cadre confessionnel au XVIe siècle, pour aboutir à des résultats similaires.

Il est vrai qu'une fois ces cadres définis, l'historien de la culture se voit contraint d'argumenter à partir de catégories nationales, même s'il s'agit de les remettre en cause en révélant leur hybridité fondamentale. Mais justement cette aspiration à la mise en évidence de l'hybridité implique que l'on présuppose pour le temps de la démonstration une cohérence des systèmes mis en relation. Ces systèmes peuvent être pluriels, et il ne s'agit évidemment pas de se limiter à des relations bilatérales, franco-allemandes par exemple. Dès le début ont été conduites des recherches sur le triangle franco-germano-russe. D'autres constellations intégrant l'Italie, l'Angleterre, les pays scandinaves, la Grèce ont été tentées ou sont en cours de réalisation. Il faut toutefois se rendre compte de la difficulté à imaginer des modèles de transferts impliquant la mise en relation de plus de trois à quatre aires culturelles simultanément. On peut bien sûr observer comment des moments des Lumières anglaises arrivent en Russie après des reformulations successives en France et en Allemagne. On peut montrer que l'Allemande Catherine II avait une perception de l'Italie déterminée par toute une littérature de vulgarisation française. Mais il est certain que la modélisation de transferts à plus de quatre composantes devient délicate, ne serait-ce que pour des raisons de compétences linguistiques évoquées plus haut. Ce serait une démission que d'y renoncer en constatant simplement que, comme dans les grandes métropoles ou les foires, il existe des lieux vertigineux où tout se croise.

Il est sûr en tout cas que dès le départ la recherche sur les transferts culturels a tenu le plus grand compte de la catégorie du lieu, de l'espace. Utiliser la catégorie du lieu, de la région est précisément la meilleure manière de contourner la simple figure des relations entre nations. Montrer les métissages caractéristiques d'une région comme la Saxe ou comme Bordeaux au XVIIIe-XIXe siècle sert à imaginer une historiographie européenne qui ne reposerait plus sur la juxtaposition des historiographies nationales ni sur l'étude des rapports bilatéraux mais partirait d'unités territoriales régionales.

Le terme de transfert culturel a été mis parfois en relation avec l'origine disciplinaire de certains des premiers chercheurs à s'en réclamer, des germanistes, des philologues, rencontrant des domaines aussi "étrangers" que l'histoire sociale. Il faut être clair sur cette question disciplinaire.

L'opposition entre les cultures savantes et les cultures matérielles est dans une certaine mesure factice. La théologie – de l'empire Inca aux sociétés monastiques du Moyen âge – est aussi un mode de production, ce que dit la notion englobante de culture. La "Sachphilologie" de Böckh est aussi une des racines de l'histoire culturelle. L'histoire de l'art observant dès le XIXe siècle des transferts diachroniques entre par exemple l'Antiquité et l'art des cathédrales a été un des modèles de la recherche sur les transferts culturels. Le fait que les frontières entre les disciplines soient devenues poreuses voire évanescentes signifie aussi que, comme la philologie, l'histoire sociale a perdu toute vocation à exercer quelque magistère que ce soit. L'heure est plutôt à une histoire culturelle tenant compte non seulement des données sociales mais aussi, entre autres, des faits de langue, de l'art, de l'ethno-anthropologie, etc. Cette interdisciplinarité radicale qui substitue des questions aux disciplines académiques doit naturellement trouver ses limites dans une autocensure visant à la prémunir contre le dilettantisme.

La communauté des spécialistes de sciences humaines se réclamant de la recherche sur les transferts culturels est en voie de fournir les bases d'une historiographie de l'espace européen mais aussi plus largement des relations entre cet espace et des régions du monde jusque-là peu explorées. Il lui manque essentiellement pour cela des historiens spécialistes d'aires linguistiques que les institution d'Europe occidentale ont jusqu'à présent marginalisées. Cette redistribution s'impose d'ailleurs aussi au sein même de l'espace européen. La recherche sur les transferts culturels combine sans s'en cacher des éléments d'histoire sociale avec des éléments d'herméneutique. Peut-être cette combinaison la rend-elle plus attentive à l'histoire des sciences humaines qui, plus que toute autre, doit cesser d'être envisagée dans des cadres strictement nationaux. Parmi les travaux accomplis qui se réclament des transferts culturels il en est beaucoup qui illustrent cette véritable obsession réflexive.

En résumé, rappelons-le, les transferts culturels ne se veulent pas un corps de doctrine mais une méthode évolutive avec des nuances sensibles entre ses divers représentants. C'est dire que le dialogue avec toutes les tendances de l'histoire culturelle partageant une partie de ses préoccupations est éminemment souhaitable. Chacun sait toutefois que la visibilité d'une historiographie, bien plus que celle d'histoires singulières, est un enjeu important dans ce que Bourdieu considérait comme l'accumulation du capital symbolique. Le vrai problème d'une ouverture sur l'histoire des imbrications entre les cultures serait peut-être de rappeler que les programmes ne valent que pour ce qu'ils réalisent et que le réflexe de l'accumulation symbolique primitive mériterait d'être enfin dépassé au profit d'une libre circulation des idées et des méthodes.

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19.01.2005
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