Ekaterina Dmitrieva, déjà connue pour ses travaux sur le rôle spécifique des gentilhommières dans l’histoire de la culture russe, a consacré un épais ouvrage et une véritable somme aux transferts de ce modèle culturel dans l’ensemble de l’espace européen ainsi qu’aux usages du modèle pour analyser des configurations comparables en Europe. Un premier chapitre aborde la sémantique de la gentilhommière russe qui serait un peu à la culture russe ce que la maison de pasteur est à la culture allemande : un espace spécifique où se développe la vie intellectuelle entre les murs d’un édifice mais aussi dans les limites d’un jardin. Les propriétaires du lieu reçoivent des invités et une sociabilité spécifique s’organise, marquant profondément la vie intellectuelle, littéraire et artistique de l’époque. C’est entre 1760 et 1930 que le modèle envisagé marque l’histoire européenne. A la fin de la période c‘est plutôt une nostalgie diffuse qui domine. Mais la gentilhommière (et il vaudrait sans doute mieux introduire dans le langage critique le concept russe de « usadba ») même lorsqu’elle ne correspond pas aux règles de vie de plusieurs écrivains russes occupe leur espace mental comme celui de Gogol qui dans les Âmes mortes fait voyager son héros Tchitchikov d’une gentilhommière à l’autre ou celui de Tchekhov avec la Cerisaie. Cadre de pièces de théâtre, lieu d’aventures amoureuses l’ « usadba » est une sorte de paradis, de déploiement de sociabilité idéale, qui se transforme en texte.
Les expropriations qui ont suivi la Révolution d’Octobre n’ont pas fait disparaître toutes les gentilhommières, même si beaucoup ont été transformées en hôpitaux, établissements pour jeunes délinquants etc. Certaines sont devenues des musées ou l’étaient même avant la Révolution comme Ostafievo. Il y a forcément une part d’arbitraire dans le choix d’examiner telle ou telle gentilhommière, un choix personnel de E. Dmitrieva guidé aussi par des hasards biographiques. C’est ainsi que l’ouvrage en vient à accorder une attention particulière à l’ « usadba » de Log dans le gouvernement de Pskov, habitée vers la période révolutionnaire par une écrivaine oubliée Altaeva-Jamščikova qui a produit près de 150 ouvrages et surtout un texte sur l’histoire de la vie dans la demeure de Log, les mémoires ou plus exactement l’épopée d’une gentilhommière.
Ces gentilhommières, bien des auteurs ou artistes russes les ont déplacées au-delà des frontières à l’exemple du romancier Bounine qui a reconstitué dans la cité provençale de Grasse une « usadb » selon le tableau fourni par son roman La vie d’Arseniev ; elle invitait aux promenades dans le jardin constitué par la campagne environnante et aux rencontres avec des intellectuels russes de passage comme Khodassevitch ou Merejkovski. Bounine dans les années 1930 a rencontré le musicien Rachmaninov et celui-ci a établi en Suisse une sorte de « usadba » sur les rives du lac des Quatre-Cantons en Suisse. On voit se profiler le modèle d’une colonie d’artistes et pourquoi ne pas utiliser les caractéristiques de la gentilhommière russe comme un principe d’intelligibilité pour décrire par exemple le Red House près de Londres, un lieu où des peintres préraphaélites ont pu cultiver leur goût pour les décorations médiévales et passer comme William Morris de la peinture à la littérature. Le même fil directeur peut conduire le lecteur à Worpswede, dans la maison d’Heinrich Vogeler, Barkenhoff, dans un environnement où Rilke a pu rencontrer l’artiste peintre Klara Westhoff. Vogeler, peintre représentatif du mouvement de l’art nouveau, a par la suite émigré en URSS où il est mort ; a-t-il été habité par les réminiscences de l’« Usadba » de Worpswede évoquée dans un livre de souvenirs?
Les guinguettes des environs de Paris et spécifiquement la grenouillère de Croissy-sur-Seine, qui a inspiré aussi bien Maupassant que Claude Monet et Renoir, ne répondent-ils pas aux caractéristiques de la « usadba » russe ? Ne peut-on voir un lointain prolongement du modèle dans le Moulin de Villeneuve où Aragon et Elsa Triolet ont reçu Picasso et Fernand Léger, recréant la complémentarité structurelle de l’écriture romanesque et de la peinture ?
La gentilhommière est toujours un lieu mystérieux à décrypter, un espace caractérisé par une densification sémantique qui évoque les labyrinthes comme celui du palais de Versailles que Charles Perrault, rapprochant une fois encore jardin et littérature, comptait transformer en propédeutique pour la formation de la Dauphine. On peut concevoir des itinéraires fixes à travers le parc et ses allusions mythologiques. Comme le jardin de Versailles celui de Vaux-le-Vicomte invite à un certain nombre d’itinéraires initiatiques. Ils ne sont pas dépourvus d’une dimension érotique et le prince de Ligne prônait la répartition dans les jardins de statues de Priape.
Une dimension amoureuse est tout particulièrement présente dans le jardin de Wörlitz que le poète Friedrich von Matthisson désigne comme une réalisation terrestre de l’Elysée. Plus politique était certainement l’atmosphère régnant au château de Lamennais à La Chesnay, fréquenté aussi bien par Hugo, Liszt ou Miskiewicz. Le palais portugais de la Regaleira à Sintra avec ses allusions à la franc-maçonnerie ou aux templiers appelle des déchiffrements et révèle une tendance à la construction idéologique à partir d’un jardin que l’on découvre aussi à l’œuvre dans le Goetheanum de Steiner à Dornach, sorte de colonie des anthroposophes qui rappelle à bien des égards le Red House des Préraphaélites ou l’Abramtsevo de Tolstoï. Des écrivains russes comme Biély ont au demeurant fréquenté le Goetheanum de Dornach, marquant une continuité entre le modèle russe de la « usadba » et ses avatars lointains en Europe. La quête des échos est en fait infinie puisqu’on a plutôt affaire à un outil d’analyse qu’à une série close d’objets historiques. Pourquoi ne pas voir par exemple dans le Le Château d’Argol de Julien Gracq une réminiscence éloignée de la culture des gentilhommière ? Julien Gracq partage en tous cas avec Horace Walpole, auteur du roman gothique Le château d’Otrante, une même fascination pour un moyen-âge fantasmé qui s’inscrit dans l’architecture de sa propriété de Strawberry Hill près de Londres.
A la reconstruction gothique de lieux de rencontre et d’écriture, l’historien de la fin du XIXe siècle Theodor Reinach a opposé la reconstruction de l’Antiquité avec sa villa Kerylos, conçue comme une initiation au monde de la culture antique qui a elle-même inspiré des romans, une autre invitation à l’écriture.
La gentilhommière peut enfin devenir un espace purement imaginaire. Inspiré de Gautier le ballet du Pavillon d’Armide invoque le cadre du parc de Versailles et y mêle les représentations du peintre russe Benois, prêt à styliser des thèmes pouchkiniens, ces thèmes qui ont marqué les représentations du jardin chez Sologoub ou Kouzmine.
Si la gentilhommière est devenue forteresse avec le château de Sade à Lacoste elle conserve une même dimension littéraire et érotique comme l’hôtel où Kundera rêve de Vivant Denon.
Si l’on ne peut s’étonner de voir la descendante d’émigrés russes Anne Wiazemski faire renaître dans son œuvre le vieux mythe des « usadby » il est plus surprenant de voir Germaine de Staël incarner au plus haut niveau la tradition des gentilhommières. Et pourtant comment percevoir autrement le domaine de Coppet, où tous les écrivains qui comptaient dans l’Europe de 1810 ont contribué à une réflexion commune sur ce que serait la liberté après l’Empire ? Le mythique château de Guermantes, cher aux aristocrates proustiens du Faubourg Saint Germain, ou le château de Courances lié à la mémoire d’Agrippa d’Aubigné, d’Anatole France ou d’Alfred Jarry, ou encore le Malagar de François Mauriac révèlent l’ampleur des associations induites par la perspective des gentilhommières russes comme textes culturels.
Ekaterina Dmitrieva, dans un travail que l’on peut considérer comme une véritable somme, ne vise pas à présenter une histoire, elle ne suit pas d’ordre chronologique. Il s’agit plutôt d’une tentative de cerner à travers des exemples empruntés à divers contextes et périodes, selon un ordre thématique, les motifs culturels de la gentilhommière : maison généralement complétée par un jardin où se rencontrent écrivains et artistes, lieu où se concentrent les forces intellectuelles et artistiques, passage de la sociabilité à l’écriture, lieu de réflexion sur l’avenir et de formation culturelle, objet de nostalgie pour les émigrés, labyrinthe de formes. Certes le parc de Versailles ou celui de Wörlitz n’ont rien emprunté à la « usadba » telle que la connaissait Pouchkine. En revanche l’ouvrage montre bien que la gentilhommière russe fournit une clef d’intelligibilité à des phénomènes culturels avec lesquels elle révèle un parallélisme global ou partiel. Le travail d’E. Dmitrieva est un outil de première importance pour étudier, dans une perspective russe, l’histoire culturelle globale, littéraire mais aussi artistique, des pays européens pour laquelle elle fournit un nouveau cadre d’analyse.