C’est à un sujet ambitieux que s’attelle ce nouveau volume de la collection Leisure, consumption and culture dédié aux significations politiques, culturelles et sociales véhiculées par l’eau comme objet de loisir dans l’Europe des XIXe et XXe siècles. L’ouvrage en effet, composé de quinze contributions inscrites dans un cadre temporel souvent plus large que celui annoncé, prend en considération des usages de l’eau très diversifiés. Il se distingue par son caractère plurinational : treize nations européennes – dans la plus large acception du terme, comme le montre l’essai sur la Moldavie – y ont été prises en compte. On soulignera enfin le dialogue transdisciplinaire à l’œuvre dans ce volume auquel ont participé aussi bien des historiens de l’art et de la culture que des architectes ou des spécialistes de l’économie et du tourisme. Autant de facteurs qui constituent pour la réflexion une richesse indéniable - même si dans cette variété et cette ouverture revendiquées par les éditeurs réside également un risque d’éparpillement que l’ouvrage ne parvient pas totalement à éviter.
Le volume est organisé en trois sections. La première - « Collective identities » - s’attache à la dimension principalement sociale de pratiques conçues comme le miroir de hiérarchies, d’oppositions (entre classes, sexes, milieux socioculturels) ou au contraire comme un élément solidarisant de l’identité nationale. Avec un sens marqué de la nuance, David Blackbourn retrace le développement des villes thermales européennes jusqu’à l’orée de la Première Guerre Mondiale ; tout en soulignant le caractère ancestral de la tradition des thermes, il fait apparaître la culture thermale « moderne » comme le fruit d’une rupture avec des pratiques antérieures, le résultat d’une commercialisation grandissante qui atteint son apogée au XIXe siècle, à une époque où prendre les eaux devient un véritable phénomène de mode. Une contribution consacrée à l’Autriche (J. Stewart) met plus précisément l’accent sur le décalage croissant, dans ce même siècle, entre des valeurs traditionnellement associées au tourisme thermal (recherche d’une vie plus saine, volonté de régénération), les considérations thérapeutiques qui s’y rattachent et une réalité tout autre, liée à la valeur récréative des thermes, qui finissent par reproduire les schémas de la vie citadine. D’où des tentatives, au tournant du siècle, pour échapper à cette évolution paradoxale, évoquées ici à travers l’exemple du mouvement du pasteur hygiéniste Kneipp, promoteur d’un retour au « tout nature » qui trouva un écho favorable dans les discours de l’époque sur la dégénérescence. La contribution suivante (J. K. Walton) s'attache à l’évolution de la ville de San Sebastian. L’exemple de cette station qui doit à la mer sa santé économique et son identité montre bien comment un espace potentiellement plus démocratique que les thermes peut se faire le reflet d’une césure profonde entre population locale et un tourisme cosmopolite policé. On soulignera l’analyse très intéressante que livre ensuite Jan Hein Furnée d’un aspect original des pratiques liées à l’eau, celle du patinage aux Pays-Bas, conçu comme un élément structurant de l’identité hollandaise, et des fluctuations que subit cette réalité depuis la tradition « carnavalesque » du XVIIe siècle jusqu’à nos jours. Une dernière contribution dédiée à la pratique du sauna (P. Leimu) s’interroge sur les différents facteurs ayant conduit à la perception de cette activité comme phénomène typiquement finnois.
La seconde rubrique - « Aesthetics and Ideology » - entend traiter de l’eau sous un angle différent, comme sujet littéraire et artistique. Néanmoins, les frontières restent floues avec la première section de l’ouvrage, et un essai comme celui consacré à l’évolution des thermes hongrois (T. Switzer) montre bien, par exemple, que les questions soulevées ressortissent à des problématiques sociales et culturelles identiques.
Christiana Payne, qui s’intéresse au statut de la mer dans la littérature, la peinture et la sculpture anglaises du XIXe siècle, rend sensible son devenir, dans les arts picturaux, d’un thème d’illustrations satiriques à un sujet « noble » lorsque, au milieu du siècle, la mer se fait le support de réflexions philosophiques et politiques, révélatrices d’un caractère dit national (dévouement à la famille, dévotion religieuse, patriotisme). Fondé sur des supports identiques, l’essai suivant (M. Facos) analyse, dans une perspective plus chronologique, la relation qu’entretiennent les Suédois à la nature et à la mer comme le résultat d’une campagne idéologique ayant conduit à l’émergence d’une conscience nationale. L’eau est étudiée dans deux autres contributions (J. Wolschke-Bulmahn ; G. Gröning/Wolschke-Bulmahn) par le biais d’éléments architecturaux : fontaines, piscines et bassins. L’analyse qui en est faite met bien en évidence la variété de sens que revêtit leur utilisation en Allemagne au fil des régimes politiques. On citera le cas de l’étonnant projet du Thermenpalast de Berlin, conçu sous la République de Weimar, et dont l’échec, sous le IIIe Reich, est révélateur du rejet dont les piscines publiques, en tant qu’émanation d’une politique sociale désormais réprouvée, firent alors l’objet.
La dernière section - « Ecology and Economics » - confère à l’ouvrage une orientation nouvelle, puisqu’elle aborde la question du développement des activités touristiques liées à l’eau du point de vue de ses implications économiques et écologiques, en prenant plus particulièrement en compte les évolutions récentes, de l’après 1945 à nos jours, vers un tourisme de masse. Divers cas de figure sont envisagés : l’exemple de la côte de la mer Noire en Bulgarie (V. Marinov/B. Koulov), celui de stations balnéaires et thermales en Grèce (M. Dritsas) ou en Italie (P. Battilani) – chaque cas répondant à des schémas de développement bien spécifiques, liés à différents types de financement. L’essai que consacre Maria Vodenska au tourisme en Moldavie se révèle particulièrement instructif dans sa description des implications sociales et idéologiques du tourisme moldave sous l’ère soviétique. Celui d’André Rauch consacré à la pratique des vacances des Français sur la côte d’Azur réussit mieux encore à faire le lien entre les perspectives économique et socioculturelle. On y décèle par ailleurs, à certains moments, une approche comparative que l’on aurait souhaité voir plus souvent développer dans l’ensemble de l’ouvrage.
De fait, c’est sans doute l’un des principaux reproches que l’on pourrait adresser à ce volume : celui d’avoir mis en œuvre une perspective plurinationale davantage que transnationale, alors même que le sujet choisi s’avère particulièrement propice à une telle approche. Notamment lorsque les activités liées à l’eau sont considérées comme un phénomène « national », constitutif d’un pays donné, la prise en compte de références extérieures aurait été souhaitable. La prédilection accordée à l’étude de cas particuliers au détriment d’analyses comparatives est par ailleurs plus d’une fois la cause de recoupements entre les essais et à l’origine de répétitions qui, en dépit de l’intérêt des contributions, portent quelque peu préjudice à la cohésion de l’ensemble. Par la multiplicité des questions qu’il aborde, ce volume donne néanmoins un aperçu représentatif des perspectives d’analyse ouvertes par un tel sujet et constitue un point de départ stimulant dans le cadre de plus vastes réflexions.