Dans la recherche sur l'histoire transnationale il est toujours utile de revenir périodiquement aux récits de voyage qui illustrent la rencontre avec un espace culturel étranger mais constituent aussi parfois une source unique dans l'histoire que cet espace étranger peut reconstruire de son passé. Le Sud-Ouest de la France, les Pyrénées ont été parcourus au XVIIIe siècle par des voyageurs allemands dont les récits sont autant de sources pour l'histoire locale, et font aussi de cette histoire locale un moment de l'histoire européenne. Alain Ruiz, spécialiste de l'histoire franco-allemande autour de 1800, s'est intéressé à la perception des Pyrénées développée par un écrivain saxon aujourd'hui oublié mais fort célèbre en son temps Christian August Fischer (1771-1829) .
Fils de négociants et en particulier d'une mère issue de la colonie allemande de Marseille, Fischer s'adonna à l'étude des langues et se fit d'abord connaître par la production d'ouvrages érotiques publiés sous le pseudonyme d'Althing. Pour ce qui est de ses livres sur la France on lui doit un ouvrage Reise von Amsterdam über Madrid und Cadiz nach Genua in den Jahren 1797 und 1798. Nebst einem Anhange über das Reisen in Spanien (Berlin, Unger, 1799), des Reiseabentheuer (Dresden Gerlach 1802) et des Bergreisen (Leipzig Hartknoch 1804). Alain Ruiz a extrait de cet ensemble volumineux de textes maintenant inaccessibles ce qui concerne le Sud-Ouest de la France et les Pyrénées et dans un riche appareil de notes et d'annexes confronte ce témoignage avec d'autres sources contemporaines, par exemple celles fournies par le chevalier de Bourgoing dans son célèbre Nouveau voyage en Espagne (1788) qui fut immédiatement traduit en allemand. Une riche iconographie fondée sur des reproductions d'estampes accompagne la traduction et le commentaire des extraits de Fischer. L'originalité de ce dernier dans la découverte du Sud-Ouest de la France tient d'abord à son mode d'approche de Bordeaux.
Contrairement au trajet habituel des Allemands qui passaient par Paris et l'intérieur des terres, Fischer est venu depuis Amsterdam par la mer, puis, passant près du phare de Cordouan, a remonté l'estuaire de la Gironde jusqu'à Blaye: c'est un changement de perspective qui rend à Bordeaux sa dimension essentielle de port. L'éventail des notations sur la ville de Bordeaux va des salles de spectacles (et le voyageur assiste à une représentation d' Orphée et Euridyce de Gluck qui donne lieu à une analyse du public) jusqu'à la conjoncture spécifique de la vente des vins en 1797, et il s'agit de notations qu'on ne trouve pas ailleurs.
Après la traversée des Landes, dont la sauvagerie est soulignée avec une certaine complaisance, Fischer s'attache à décrire l'industrie du chocolat à Bayonne ainsi que l'activité des corsaires qui partent de ce port. Dans le contexte d'une fête en l'honneur de la paix il assiste à une course de taureau. L'ethnie basque ne retient pas autant son attention qu'elle retiendra un peu plus tard celle de Humboldt. En revanche on découvre une analyse précise des activités économiques (le bois) ou du climat politique dans les vallées pyrénéennes de Baïgorry, d'Aspe et d'Ossau. Domaine mythique que seules jusqu'alors les descriptions de Ramond de Carbonnières avaient contribué à faire connaître, les Pyrénées acquièrent pour le lecteur allemand une nouvelle consistance.
L'entreprise d'Alain Ruiz qui a déjà étudié d'autres traces de la perception allemande de Bordeaux et du Sud-Ouest de la France au XVIIIe-XIXe siècle vise à reconstituer les étapes d'une historiographie allemande spontanée d'un point particulier du territoire français qui devient ainsi un lieu franco-allemand. D'ailleurs le récit de voyage de 1799 parut en 1801 dans une traduction française réalisée par le libraire allemand de Paris Karl Friedrich Cramer. L'exploration de Fischer était, deux ans après sa parution, intégrée à l'ensemble de la documentation française disponible concernant les Pyrénées, ce qui est le signe d'une hybridation des regards sur cet espace. Ce livre original nous rappelle que l'on perçoit souvent mieux à un niveau micrologique les mécanismes d'élaboration précoce d'une histoire transnationale.