Au cours de la première moitié du XIXe siècle la France connaît un singulier engouement pour l’Egypte. Les sphinx qui ornent le mobilier du Premier Empire et les collections d’art égyptien ne sont que les signes les plus extérieurs d’un mouvement de fond qui commence certainement avec l’expédition de Bonaparte en Egypte en 1798-1799. Au-delà du prétexte militaire (ébranler l’Empire britannique en lui coupant une route vers les Indes) Napoléon qui s’est entouré de savant partis explorer une culture orientale susceptible de relativiser l’humanisme gréco-latin et de révéler, comme l’Idéologue Volney l’avait déjà suggéré dans son Voyage en Egypte, les lois de l’histoire dans la très longue durée. Les débats autour du déchiffrement des hiéroglyphes par Champollion, les efforts des Saints-Simoniens en vue de moderniser sur le plan économique le pays sont autant de moments de l’égyptomanie française durant la première moitié du XIXe siècle, un rêve que les tableaux de Delacroix ont contribué à fixer. Ce qui caractérise la découverte française de l’Egypte c’est l’ambiguïté entre les intérêts économiques et commerciaux, l’appel des origines de la civilisation européenne, et la découverte d’une altérité culturelle contemporaine, arabo-turque. La France du Premier empire, de la Restauration et de la Monarchie de Juillet sera un des hauts-lieux de l’orientalisme et les anciens de l’expédition d’Egypte constituent une véritable société.
Il est difficile de trouver un meilleur fil conducteur pour comprendre la place de l’Egypte dans la vie culturelle française que la biographie d’Edme-François Jomard. Le jeune ingénieur géographe avait une vingtaine d’années quand il fut invité à participer à l’expédition en Egypte où il resta jusqu’à la fin de l’année 1801. Ce fut presque l’unique voyage de Jomard mais il ne cessa de s’y référer durant toute sa vie. C’est le mérite du travail historique très bien documenté et rigoureux d’Yves Lassus que de montrer comment le jeune ingénieur, auquel le vice-roi d’Egypte décerna même le titre de Bey a pu devenir une sorte de représentant officieux de la culture égyptienne dans la France de son temps. Sa principale contribution à la connaissance de l’Egypte fut certainement la Description de l’Egypte, gigantesque travail collectif de 10 volumes de texte et 13 volumes de planche qui paraît à l’Imprimerie impériale (puis royale) de 1809 à 1828. La seconde édition qui paraît chez Panckouke de 1821 à 1829 ne comprend pas moins de 26 volumes de texte et de 11 volumes de planches. C’est dire que la présentation du travail de Jomard éclaire la genèse d’un des monuments de l’édition française.
La description de l’Egypte est une présentation, non seulement de l’Egypte antique mais encore de l’Egypte contemporaine et ni la flore ni la faune ne sont absentes de ce vaste ensemble, reflétant bien la curiosité des membres de l’Expédition d’Egypte. La contribution de Jomard aux relations franco-égyptiennes ne s’arrête toutefois pas là.
Dans les années 1820, alors que la lutte des Grecs pour leur indépendance rendait les relations de la France chrétienne et du pacha Méhémet Ali fort complexes, Jomard réussit à persuader ce dernier d’envoyer en France une quarantaine de jeunes Egyptiens qui devaient être formés selon le système d’éducation français et fournir des cadres administratifs en vue de la réorganisation et de la modernisation de l’Egypte. Plusieurs générations d’Egyptiens fréquentèrent l’Ecole égyptienne de Paris avant de retourner dans leur pays où ils occupèrent dans les domaines les plus variés des fonctions de responsables. Jomard dont il ne faut pas oublier la formation initiale, la cartographie, fonda enfin la société française de géographie (1821) qui engagea les explorateurs dans des voyages vers les sources du Nil ou d’autres régions d’Afrique centrale, comme Tombouctou. La dimension ethnologique des activités de cette société dont Jomard fut longtemps président est très marquée, la cartographie devenant une sorte de cartographie des cultures. Les archives patiemment rassemblées et décryptées par Yves Lassus offrent un tableau très précis de l’égyptomanie française et de ses conséquences pour l’Egypte elle-même. Peut-être l’auteur s’est-il parfois trop fortement laissé absorber par ses documents. Mais on comprend mieux en le lisant comment deux pays sans frontière ni religion ni même langue commune ont pu durant un demi-siècle partager une même histoire, comment l’Egypte, une Egypte bien sûr soumise au filtre des représentations françaises, a pu être un facteur important dans l’histoire intellectuelle de la France.