La recherche sur les transferts culturels s’est développée au cours des dernières années dans le contexte de l’Université de Graz avec un certain nombre de spécificités dont le présent volume rend clairement compte. Les exemples empiriques sont souvent empruntés au contexte de l’Europe centrale et de Vienne. Les travaux engagés s’efforcent d’échapper aux transferts bilatéraux en développant la notion de réseau. Ils se réclament volontiers des postcolonial studies et mettent fréquemment l’accent sur les grilles d’analyse anthropologiques des transferts culturels. Le volume commence pourtant par deux contributions de caractère strictement historique. Dans la première, Thomas Höpel essaie de réconcilier une approche comparatiste avec l’approche en termes de transferts en mettant en parallèle la manière dont la société prussienne et la société de Saxe ont réagi à l’immigration à l’extrême fin du XVIIIe siècle, dans un contexte de construction des Etats. Katharina Middell attire l’attention sur les bénéfices que l’on peut escompter d’une micro-histoire des transferts en décrivant les échanges entre Lyon et Leipzig assurés par la famille de huguenots Dufour.
Cinq articles abordent ensuite les transferts culturels dans la Vienne de 1900. Helga Mitterbauer s’attache à décrire le rôle de trois médiateurs Hermann Bahr, Franz Blei, Max Brod, en montrant tout particulièrement comment le premier, grâce à ses relations parisiennes (notamment auprès de Barrès) a pu assurer une médiation dans les deux sens. Sylvie Arlaud s’attache plutôt, quant à elle, à décrire, à partir du cas de Peter Altenberg, les avatars de l’anglophilie viennoise. Les interactions observables en Europe centrale à la fin du siècle sont innombrables et les quelques exemples cités montrent surtout l’ampleur d’un champ qui inclut les relations du mécène Wittgenstein avec le sculpteur croate installés à Paris Ivan Mestrovic (Irena Krasevac), le rayonnement du discours misogyne vers 1900 à la suite de Weininger ou de Strindberg (Gabriele Matuszek), ou encore l’impact dans le domaine anglophone des théories de la dégénérescence développées par Max Nordau.
Le commun dénominateur des articles suivants serait davantage à chercher dans l’étude des transformations subies par un objet culturel en dehors de son contexte d’origine. C’est ainsi que metteur en scène et traducteur ont combiné leurs interventions dans un processus d’assimilation du théâtre de Schnitzler au contexte parisien (Florence Hetzel). L’histoire de la réception de Handke en Hollande et en Allemagne ferait apparaître au contraire (et notamment en ce qui concerne le livre sur la Serbie) une étonnante convergence (Leopold Decloedt). L’auteur austro-polonais Adam Zielinski illustre dans ce contexte la figure de l’hybridité que l’on peut suivre notamment dans son roman Die Bucklige Welt (Krzysztof Lipinski). Le passage de la bibliothèque Warburg de Hambourg à Londres et la fondation du Warburg Institute constituent un cas particulièrement spectaculaire de recontextualisation d’un bien culturel étranger dans lequel la figure de Fritz Saxl a joué un rôle central (Erika Klinger).
Pour répondre à l’objectif de mise en évidence de l’horizon anthropologique et extra-européen des transferts culturels le volume s’achève par quatre contributions décrivant des contextes orientaux. Un article met l’accent sur le fait que la conceptualité d’Europe occidentale — qui est loin d’être homogène — n’a rien d’universel. Dans la société japonaise qui à partir des années 1870 s’est rapidement occidentalisée il a fallu créer un mot nouveau pour désigner l’idée même de culture. Mais les produits hybrides ainsi réalisés n’ont pas tardé à avoir à leur tour une réception en Occident, par exemple le théâtre Kabuki (Dagmar Oswald). Une forme religieuse aussi marginale et mal connue que le Bouddhisme allemand, auquel s’intéressait vers 1910 Fritz Mauthner, montre à quel point il serait vain d’isoler les formes d’hybridités européennes de transferts dans un espace plus large (Andrea Fruhwirth). Le paysan écrivain et réformateur utopiste Christian Wagner permet d’observer le mécanisme de transferts entre des couches sociales souvent hermétiquement distinctes, l’utilisation de matériaux hétérogènes dans la construction d’un projet de communauté nouvelle et la construction de la catégorie d’authenticité (Burckhard Dücker). Enfin une étude du quartier cosmopolite de Pera à Istamboul, de son plurilinguisme et de son hétérogénéité confessionnelle, fait apparaître de façon très concrète les ressorts d’une hybridation où la culture d’Europe occidentale se mêle à la culture turque.
L’ouvrage présente un grand éventail de cas souvent peu connus, dont l’étude exhaustive mériterait de donner lieu à des monographies ou a déjà donné lieu à de tels ouvrages. A la variété des cas correspond la variété des méthodes qui vont de l’histoire sociale à l’oral history en passant par l’histoire littéraire. La sensibilité particulière des chercheurs autrichiens pour les problématiques de transferts liées à l’histoire culturelle de l’Europe centrale se fait ici heureusement sentir. On pourra regretter parfois que le fil conducteur entre l’ensemble des articles rassemblés ne soit pas davantage souligné. Mais c’est l’impression d’une ouverture à de nouveaux champs d’investigation pour les transferts culturels qui domine et on ne peut qu’être reconnaissant aux éditeurs et à la plupart des auteurs de l’avoir engagée.