Entre 1770 et 1780 paraît en Suisse sous la direction der Fortunato Bartolomeo De Felice (1723-1789) une vaste encyclopédie en 58 volumes dont l’ambition est de compléter, corriger et amender l’Encyclopédie de Diderot et de d’Alembert, tout en lui empruntant d’importants morceaux. Le présent ouvrage, qui réunit une vingtaine d’études à la fois diverses et cohérentes, jette sur ce monument de l’encyclopédisme des Lumières un éclairage passionnant et neuf. Deux qualités distinguent tout particulièrement cette série d’enquêtes. Tout d’abord, elles apportent un nombre considérable d’éléments nouveaux concernant la genèse intellectuelle de l’œuvre, sa réalisation éditoriale ainsi que sa réception. Ensuite, elles mettent en évidence la dimension européenne de l’entreprise, qui, sous la houlette d’un moine italien réfugié à Berne et converti au protestantisme, réunit des collaborateurs établis en Suisse, en France, en Allemagne ou encore en Russie.
La première partie du volume reconstitue en un parcours à peu près chronologique la production éditoriale des dictionnaires universels depuis la fin du XVIIe siècle jusqu’à l’Encyclopédie de Diderot et de d’Alembert, en insistant particulièrement sur les milieux porteurs de l’encyclopédisme (par exemple l’Académie de Berlin), les acteurs principaux de ces milieux et les pratiques éditoriales qui les caractérisent, le tout dans un espace englobant la France, la Hollande, l’Italie, l’Allemagne et d’autres pays encore. Ce premier volet accorde une place importante à la rencontre et à la confrontation des aires culturelles protestantes et catholiques, qui constituent l’un des aspects les plus saillants de l’encyclopédisme depuis la fin du XVIIe siècle. L’ouvrage insiste tout spécialement sur le rôle de l’élite genevoise, faite de pasteurs et de savants dont les mélanges épistolaires privés sont révélateurs d’un mélange complexe d’exigences et de prudences idéologiques. Deux figures clefs de l’encyclopédisme de la seconde moitié du XVIIIe siècle sont ici notamment analysées : Jacques-Henri-Samuel Formey, qui, depuis Berlin, a élaboré ou accompagné de nombreuses entreprises encyclopédiques de son temps, et F. B. De Felice, dont la conversion au protestantisme, la fonction d’éditeur et enfin le rôle même de rédacteur sont examinés avec une attention particulière.
La seconde partie de l’ouvrage, la plus développée puisqu’elle comprend onze études, est entièrement consacrée à l’Encyclopédie d’Yverdon elle-même. Elle offre un panorama assez complet des contenus retravaillés par cette encyclopédie : questions religieuses, philosophie, droit naturel, économie politique, sciences, jusqu’aux planches qui n’ont pas été oubliées. La diversité des méthodes d’analyse témoigne de la complexité de l’objet d’étude. Mesurer la spécificité du traitement de telle ou telle donnée implique la reconstitution d’une généalogie intellectuelle pertinente, exigeant érudition et capacité de synthèse. Dans cet ensemble très varié de méthodes, on remarque néanmoins une constante : la comparaison avec l’Encyclopédie de Diderot et de d’Alembert, qui s’impose ici à la fois parce que l’ouvrage a servi de matrice à l’Encyclopédie d’Yverdon et parce qu’il reste l’étalon de l’encyclopédisme des Lumières en général. Parmi les traits que ces études sur l’Encyclopédie d’Yverdon font ressortir, on retiendra notamment le souci d’actualisation politique (par exemple sur la question polonaise), en même temps qu’une assez forte proximité avec l’édition de Paris (contrairement aux représentations communément admises jusqu’alors).
La troisième partie de l’ouvrage, enfin, tente d’éclairer la réception et les prolongements de l’Encyclopédie d’Yverdon à la faveur de trois enquêtes singulières : celle de Martin Fontius sur les nombreux comptes rendus publiés par Albrecht von Haller dans les Göttingische gelehrte Anzeigen à la parution des volumes ; celle de Hans Joachim Kertscher sur la Compendiöse Bibliothek, énorme série d’ouvrages thématiques destinés à fournir au lecteur allemand une forme d’encyclopédie méthodique ; celle, enfin, de Jacques Proust sur la traduction-refonte néerlandaise du Dictionnaire œconomique de l’abbé Chomel par Jacques Alexandre de Chalmot, qui parut aux Pays-Bas à partir de 1768 et fut elle-même traduite en japonais dans les premières décennies du XIXe siècle.
En s’inscrivant dans une perspective européenne et même mondiale, cette imposante série d’études donne un stimulant aperçu de la fécondité et de la complexité des recherches sur l’encyclopédisme des Lumières.