C. Trautmann-Waller: Aux origines d´une science allemande de la culture

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Title
Aux origines d´une science allemande de la culture. Linguistique et psychologie des peuples chez Heymann Steinthal


Author(s)
Trautmann-Waller, Céline
Published
Paris 2006: CNRS Éditions
Extent
338 S.
Price
€ 28,00
Rezensiert für 'Connections' und H-Soz-Kult von:
Pascale Rabault-Feuerhahn, UMR 8547 "Pays Germaniques" CNRS, Paris

La psychologie des peuples ou Völkerpsychologie représente aujourd’hui un territoire largement méconnu, tantôt passé aux oubliettes de l’histoire, tantôt tenu à distance car envisagé comme une entreprise de caractérologie des peuples. La dénomination associant « peuples » et « psychologie » n’est certainement pas étrangère à cet état de fait, tant il est vrai qu’elle peut éveiller le soupçon d’une entreprise consistant à appréhender les divers groupes humains sous un angle essentialiste. Mais, de manière plus paradoxale, la méconnaissance de la Völkerpsychologie résulte aussi en grande partie du caractère foisonnant de cette discipline, dont les contours sont difficiles à tracer, et dont les prolongements multiples et protéiformes se manifestent rarement comme des filiations intellectuelles directes ou déclarées.

Céline Trautmann-Waller voit là au contraire autant de raisons de revenir sur la Völkerpsychologie et de l’envisager dans toute sa complexité, notamment – et c’est même là un enjeu majeur de son étude – en la resituant dans le contexte de son émergence, celui du Berlin de la deuxième moitié du XIXe siècle, foyer majeur de naissance des sciences humaines et sociales modernes. Le propos n’est naturellement pas de se livrer à une apologie ou une réhabilitation de la Völkerpsychologie. Il s’agit plutôt d’éclairer en quoi cette discipline qui se voulait une synthèse des différents savoirs, de plus en plus spécialisés à l’époque, traitant de l’homme et des cultures humaines, fut tout autant un lieu de croisement de savants les plus divers qu’un moment de transition sur le plan de l’histoire des sciences. Céline Trautmann-Waller livre ainsi une étude très novatrice et comble une lacune importante de l’historiographie du XIXe siècle.

C’est la figure de Heymann Steinthal (1823-1899), co-fondateur avec son ami Moritz Lazarus de la Revue pour la psychologie des peuples et la science du langage (Zeitschrift für Völkerpsychologie und Sprachwissenschaft, parue entre 1859 et 1890) qui sert de fil directeur à cette vaste entreprise historiographique. Ce choix se justifie tant par le rôle pionnier joué par le tandem, que par la nette prédominance des travaux de Steinthal au sein de la Revue, et surtout par le fait que l’œuvre de Steinthal, d’abord linguistique, permet remarquablement de mettre en lumière le rôle fondamental qui revient à l’étude du langage et des langues dans la constitution d’une approche psychologique de la vie culturelle et sociale.

C’est donc une monographie très riche que propose ici Céline Trautmann-Waller. L’ouvrage trace un parcours chronologique au cours duquel l’univers intellectuel autant que le milieu social de Steinthal sont soumis à une analyse fouillée et très documentée. Le premier chapitre traite des années de formation à l’Université de Berlin, le second suit Steinthal à Paris, autre lieu majeur de sa formation intellectuelle, tandis que le quatrième chapitre est dévolu à la Revue, née après le retour de Steinthal à Berlin, dont les sociabilités savantes ont été dépeintes dans le chapitre précédent. Le cinquième chapitre présente le changement d’atmosphère que connaît à partir des années 1880 un Berlin jusqu’alors empreint d’un esprit libéral et « néo-humaniste », et désormais en proie à une forte montée du nationalisme et de l’antisémitisme ; l’œuvre de Steinthal est dès lors dominée par une réflexion sur l’éthique. Enfin, le dernier chapitre est dévolu aux lectures et utilisations postérieures qui ont été faites de la Völkerpsychologie en Allemagne et dans d’autres pays. Mais, Céline Trautmann-Waller l’a annoncé dès les premières lignes de son livre, Steinthal comme la Völkerpsychologie ne sont jamais envisagés autrement que pour ce qu’ils représentent au-delà d’eux-mêmes, pour ce qu’ils nous disent de « l’histoire intellectuelle de l’Allemagne de la deuxième moitié du XIXe siècle » et de « l’émergence des sciences du langage et de la fondation des sciences humaines et sociales modernes ». Aussi les éléments de contextualisation (biographies de savants, excursus sur l’histoire des institutions savantes : Prix Volney en France, salons et sociétés savantes de Berlin…) viennent-ils constamment enrichir la perspective monographique, permettant à l’auteur de faire revivre toute une époque de la vie intellectuelle berlinoise et de la resituer dans un cadre scientifique international.

Sur le plan théorique, la démarche de Steinthal est tout sauf monolithique. Homme de la synthèse, il se nourrit de références intellectuelles variées, qu’il n’accepte jamais en bloc mais dont il reprend respectivement des éléments de réflexion qu’il combine ensuite entre eux. Cherchant à mettre au jour la cohérence à l’œuvre dans cet entrelacs, Céline Trautmann-Waller montre particulièrement bien que Steinthal est investi dans une recherche permanente d’équilibre entre idéalisme d’un côté, et empirisme d’un autre côté, considérant que renvoyer dos-à-dos ces deux options et choisir l’une plutôt que l’autre ne peut mener qu’à une aporie sur le plan scientifique.

C’est ainsi que l’œuvre philologique de Wilhelm von Humboldt lui apparaît très vite comme une source à laquelle puiser pour contrebalancer l’emprise toujours très importante de la philosophie hégélienne spéculative sur les sciences de son temps 1. La leçon de Humboldt est que, si le langage est une manifestation de l’esprit humain en général, chacune des langues a une forme particulière, reflet de la particularité du peuple qui la parle. Mais puisqu’Humboldt définit le langage comme une energeia et non un être, Steinthal estime qu’il faut en tirer toutes les conséquences et quitter le terrain de la métaphysique du langage (dans lequel se mouvait Humboldt) pour adopter un point de vue psychologique.

La lecture de la philosophie de Herbart n’est pas indifférente à la réappropriation / réinterprétation à laquelle Steinthal se livre de la pensée de Humboldt sur le langage. Contre le transcendantalisme kantien, Herbart avait élaboré une psychologie dynamique qui ne concevait pas de séparation entre intellect et intuition, qui accordait au langage une place centrale dans la constitution des concepts, et qui envisageait la représentation en terme de « force » (au sens de la mécanique). Ce sont ces analyses, menées par Herbart sur un plan individuel, que Steinthal entend transposer au niveau des représentations collectives pour intégrer dans la science du langage une dimension empirique et psychologique. Distinguant strictement le processus du dire de ce qui est dit (p. 107), Steinthal considère que la langue n’est pas une simple forme contenant la pensée, mais qu’elle a une vie propre : il s’agit d’un acte de représentation de la pensée, d’une « action psychologique » de « reproduction du réel » (p. 110) dont il convient d’analyser les ressorts. La langue n’est pas la pensée, mais son signe. Avec cette question de la représentation, Steinthal est finalement amené à revenir à Humboldt et au concept central de la théorie linguistique de ce dernier, celui de la « forme interne » de la langue, qui n’est autre que le résultat du lien réalisé (différemment dans chaque langue particulière) par la conscience de soi entre intuition sensible et son.

On comprend dès lors comment a pu s’opérer le passage de la linguistique vers la psychologie des peuples, celle-ci plaçant le langage et les langues au centre de ses investigations, la langue étant comprise comme l’une des manifestations les plus évidentes de l’esprit du peuple ou Volksgeist. Comme le précise Céline Trautmann-Waller, par Volksgeist Steinthal n’entend pas une entité aux fondements biologiques, mais bien plutôt le résultat de la combinaison de différents éléments d’une culture entre eux et avec des éléments étrangers importés, le tout selon une dynamique à chaque fois spécifique. D’où, cette fois, un retour vers Herbart, auquel Steinthal emprunte la catégorie de l’aperception, comprise comme « le processus par lequel une masse de représentations s’assimile de nouveaux éléments ou intègre des éléments plus petits dans des systèmes plus larges », catégorie que Steinthal transpose à l’histoire collective (p. 162-163).

Céline Trautmann-Waller explore encore bien d’autres voies par lesquelles Steinthal, réinterprétant des concepts ou des théories puisés à diverses sources, opère un glissement de problématiques liées au langage et aux productions langagières, vers des problématiques d’ordre historico-psychologique : par exemple, lorsqu’il recourt à la notion herbartienne de « seuil de conscience » pour rendre compte du phénomène de recréation perpétuelle des mythes et légendes populaires, produit d’une mémoire collective mi-consciente, mi-inconsciente ; ou bien encore, lorsqu’il applique la problématique boeckhienne de la circularité (la philologie comme « connaissance du connu ») à la question de l’émergence du langage (parler implique de comprendre le son que l’on émet, et comme le langage naît dans la sociabilité humaine, se comprendre soi-même c’est toujours déjà être compris d’autres).

Au vu du caractère fortement personnel des reprises et synthèses conceptuelles opérées par Steinthal, on peut se demander dans quelle mesure son entreprise pouvait être fondatrice d’un champ disciplinaire un tant soit peu homogène. De fait, au-delà de la volonté commune de faire une place aux analyses psychologiques et à des modes d’exploration empiriques des cultures humaines, c’est bien plutôt une forte hétérogénéité qui ressort de l’analyse que livre Céline Trautmann-Waller de la Zeitschrift für Völkerpsychologie und Sprachwissenschaft. Comme elle le souligne elle-même, la volonté de fédérer et d’organiser des disciplines aussi diverses que l’histoire, la linguistique, la géographie, l’ethnologie, l’anthropologie, l’orientalisme, la philosophie etc., avait toutes chances de tendre au contraire vers l’éclatement, en multipliant les perspectives. Sans compter que, même à l’échelle de thèmes communs, les divers collaborateurs de la revue ne partageaient pas toujours les mêmes points de vue : ainsi, pour rendre un tableau plus juste de la Völkerpsychologie, Céline Trautmann-Waller est-elle régulièrement amenée à mettre les articles rédigés par Steinthal en regard avec ceux d’autres contributeurs de la revue.

Sans doute cette complexité de l’entreprise de Völkerpsychologie explique-t-elle en grande partie que cette discipline ait été comprise de manière très diverse dès cette époque, et qu’elle soit passée à la postérité sous des formes tout aussi variées et inattendues. L’une des richesses de l’étude réalisée par Céline Trautmann-Waller réside précisément dans l’analyse de la manière dont la Völkerpsychologie steinthalienne s’est trouvée impliquée dans des processus de transferts culturels entre l’Allemagne d’une part, et la France, la Russie (Potebnja, Veselovskij) ou encore l’Amérique du Nord (anthropologie boasienne) d’autre part. Pour ce qui est de la France, la rencontre avec Renan, la lecture de Comte et des travaux de la société d’ethnographie de Paris s’avèrent avoir été fondamentaux dans la genèse de la pensée de Steinthal ; à l’inverse, Céline Trautmann-Waller montre également que les travaux de Steinthal ont trouvé un écho certain dans les discussions françaises autour de la répartition des tâches et de l’articulation entre psychologie et sociologie, que ce soit chez les « philosophes sociologisants » (p. 275) tels qu’Eugène de Roberty et Alfred Fouillée, dans l’Ecole durkheimienne (chez Célestin Bouglé, notamment), et jusque dans la Revue de Synthèse fondée par Henri Berr au début du XXe siècle.

Cette question de la réception de la Völkerpsychologie steinthalienne pose aussi celle de sa situation vis-à-vis du paysage intellectuel allemand. De Wilhelm Wundt (une psychologie des peuples venant compléter la psychologie expérimentale qui se situe sur un plan strictement individuel et ne peut être transposée au niveau collectif) à Willy Hellpach (une psychologie des peuples devenant caractérologique) en passant par Richard Thurnwald (une psychologie des peuples prenant davantage en compte les données positives fournies par la sociologie), Céline Trautmann-Waller fait le constat d’un écart qui va grandissant entre les projets qui se définissent comme Völkerpsychologie et la compréhension qu’avaient Lazarus et Steinthal de cette discipline. Elle n’en souligne pas moins la pérennité que la Völkerpsychologie d’inspiration steinthalienne a malgré tout connu en Allemagne, en tant que l’un des chaînons qui ont permis l’émergence progressive des sciences de la culture. Filiation non négligeable, mais qui ne pouvait s’opérer autrement que de manière indirecte, par réadaptations successives, étant donné que la pensée steinthalienne est indissociable du contexte dans lequel elle vit le jour.

Steinthal comme Lazarus étaient marqués par leur situation spécifique de Juifs allemands tiraillés entre la volonté de rester fidèle au judaïsme et un processus d’acculturation qui les faisait adhérer très fortement à la culture allemande. Ce n’est pas là le moindre mérite de ce livre décidément fort instructif qui n’omet jamais de prendre en compte le versant sociologique de la vie intellectuelle, que de souligner l’impact décisif que cette situation eut sur la formation de leur pensée, caractérisée par un nationalisme certes affirmé, mais toujours contrebalancé par un attachement persistant aux valeurs néo-humanistes et libérales héritées du début du XIXe siècle. C’est précisément cet ancrage dans un contexte très particulier qui a amené Steinthal à éviter des écueils pourtant massifs à l’époque, par exemple en défendant contre les courants substantialistes une définition constructiviste de la culture.

Annotation
1 Ceci n’excluant pas que Steinthal reprenne, par ailleurs, à son compte et en les redéfinissant, des aspects essentiels de la philosophie hégélienne, comme l’ « esprit objectif » (voir p. 210 et suivantes).

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22.12.2006
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