L’itinéraire d’Élisabeth Vigée-Lebrun (1755-1842), portraitiste de renom dans la société d’Ancien Régime, est étroitement lié aux bouleversements politiques de la fin du XVIIIe siècle. Amie personnelle de la reine Marie-Antoinette, accusée dans de nombreux pamphlets révolutionnaires d’avoir été entretenue aux frais de la nation et d’avoir participé par là à sa déroute financière, elle quitte dès le 6 octobre 1789 la France, où elle ne reviendra que douze ans plus tard, en 1802. Son exil la mène à travers plusieurs villes d’Europe : Rome, Naples, Vienne, Saint-Petersbourg, Moscou et enfin Berlin. Les raisons mêmes qui la poussèrent à la fuite — à savoir ses relations privilégiées avec la cour de Louis XVI — furent aussi la cause de son succès à l’étranger. Dans toutes les cours européennes où elle séjourne, elle est accueillie avec chaleur par la haute noblesse, qui apprécie son art. Parmi les multiples portraits qu’elle exécute, on compte celui de nombreux membres de la famille impériale de Russie (la Grande Duchesse Jelizaveta Aleksejevna, épouse du futur Tsar Alexandre, l’ancien roi de Pologne Stanislas Auguste Poniatowski, proche du Tsar Paul Ier) ou encore celui de la reine Louise de Prusse.
Le présent ouvrage expose en moins de cent pages les étapes de ce parcours européen, en insistant sur la spécificité politique et sociologique de cette carrière artistique. Politiquement, Élisabeth Vigée-Lebrun représente sans doute l’un des artistes les plus exposés et les plus engagés du milieu émigré. Elle doit cette image aux années passées en France avant son départ forcé. Durant la décennie qui précède 1789, elle connaît une ascension artistique rapide grâce aux relations personnelles qu’elle entretient avec la reine ainsi qu’avec des hommes politiques controversés comme le ministre Calonne ou Vaudreuil. Durant son exil, elle continue de s’afficher comme un ferme partisan de l’Ancien Régime, ce qui lui ouvre les portes de nombreuses cours européennes. Cet engagement lui vaut notamment la bienveillance de la cour de Russie, où elle passe la majeure partie de ses années d’exil (1795-1801). Catherine II, très sourcilleuse quant aux positions politiques des artistes étrangers reçus à Saint-Petersbourg, l’accueille sans réserve. Étant donné cet engagement politique, le retour relativement précoce d’Élisabeth Vigée-Lebrun en 1802 à Paris pourrait surprendre. Il est en réalité dû à l’entremise de son mari, le marchand d’art Jean-Baptiste-Pierre Lebrun, qui, resté en France durant toute la période, obtient de faire rayer son épouse de la liste des émigrés. Ce retour marque néanmoins la fin de la carrière artistique d’Élisabeth Vigée-Lebrun, qui ne réussit plus jamais à s’imposer face aux portraitistes plus jeunes que sont Gros, Girodet, Gérard ou Lefèvre. Singulière par son parcours politique, cette femme peintre occupe également une position sociologique exceptionnelle : habituée des grandes cours d’Europe, avocate convaincue de la cause aristocratique, elle n’en possède pas moins des origines bourgeoises. Par ailleurs, elle compte parmi les rares femmes qui réussissent à accéder à une certaine reconnaissance dans un milieu artistique essentiellement masculin.
En retraçant de façon rapide mais dense les diverses étapes de ce parcours d’exilée, l’ouvrage de Gerrit Walczak apporte une pierre intéressante à une histoire encore manquante, celle des artistes français émigrés aux lendemains de 1789 (parmi lesquels on peut par exemple citer Henri Pierre Danloux). En quoi leur devenir se distingue-t-il de celui de ces nombreux artistes français qui, tout au long du XVIIIe siècle, s’installent pour des raisons essentiellement économiques dans les cours d’Europe, comme Antoine Pesne à Berlin ou Jean-Louis Voille à Saint-Petersbourg ? L’émigration politique induit-elle pour l’artiste un statut et une production spécifiques ? Le mérite de la présente étude est d’apporter un début de réponse à ces questions.