Malgré la richesse de la collection d'ouvrages sur les relations germano-russes dirigée par Lev Kopelev on ne peut nier que la question mérite encore de nouveaux éclairages. Au-delà des recherches ponctuelles sur des points de détails, qui doivent se poursuivre, sont particulièrement souhaitables des travaux essayant de problématiser la nature des échanges germano-russes dans un segment plus large de l'histoire culturelle. C'est dans cette voie que tentent de s'engager Dittmar Dahlmann et Wilfrid Potthoff dans un ouvrage collectif qui embrasse de nombreux domaines mais essaie surtout, à partir de cas choisis en raison de leur exemplarité, de comprendre la mécanique des échanges. Soulignons notamment le fait que les contributions au volume ne se contentent pas d'observer un processus de réception mais en évaluent les conditions préparatoires ou les conséquences sur le système de la culture d'accueil. Un premier article analyse les regards allemands jetés sur Petersburg depuis les descriptions du Domherr Meyer en 1829 jusqu'aux 33 Augenblicke des Glücks d'Ingo Schulze pour tenter de caractériser la fascination toute particulière exercée par la ville sur les Allemands (Hubertus F. Jahn). Connaître la Russie c'est d'abord y voyager et l'étude du voyage fait en 1829 par Alexandre de Humboldt, un voyage qui n'eut pas les mêmes retombées que son voyage en Amérique du Sud, révèle outre le déroulement complet d'une expédition qui atteignit presque les monts Altaï, le type de questions politiques que se posa et posa Humboldt. L'apport de son voyage est sérieusement à prendre en compte dans une histoire de la géographie russe (Jörg Stadelbauer). Certains auteurs allemands ont connu une fortune particulière en Russie. L'article qui est consacré à Heine en Russie met moins l'accent sur l'immense tradition des traductions (pas moins de 26 pour le seul poème "Wenn ich deine Augen seh") qu'aux imitations et aux échos jusqu'à Maiakovski, par exemple à ce goût de la poésie russe pour les pointes finales qui démystifient un poème. C'est moins une étude sur la réception de Heine en Russie qu'un Heine russe qui est présenté (Reinhard Lauer). Une tentative du même ordre se reconnaît dans l'article consacré à la réception allemande de Dostoïevski qui tente de distinguer des strates de réception depuis l'édition de Moeller van den Bruck en passant par le paradoxal travail herméneutique de Meier-Graefe jusqu'à l'ensemble des écrivains allemands qui ont puisé dans ses romans des modèles pour leur œuvre propre( Horst-Jürgen Gerick).
Entre Tourguéniev et l'Allemagne les relations furent plus personnelles. L'écrivain n'a-t-il pas suivi des cours de philosophie, à l'Université de Berlin de 1838 à 1841, fréquenté les écrivains Auerbach ou Storm, rencontré Moritz Hartmann et Mörike? Ceux-ci parmi bien d'autres, au point que Tourguéniev n'avait pas moins de 35 correspondants allemands (Rolf-Dieter Kluge). Quand on tente d'aborder globalement la question de la perception des Allemands et de l'Allemagne dans la littérature russe, on est frappé par plusieurs phénomènes: d'abord l'importance globale de la référence allemande de Karamzine ou Gogol à Pasternak et Ivanov, ensuite l'hésitation entre un rejet sentimental et une reconnaissance rationnelle enfin la réinterprétation radicale dont Ivanov fournit un bon exemple (Wilfried Potthoff). Il est des parentés secrètes comme celle de Thomas Mann et de Gogol ou plutôt de leurs héros respectifs et virtuoses du mensonge Felix Krull et Tchitchikov (Urs Heftrich). Les imbrications culturelles sont parfois si étroites qu'il faudrait plutôt parler d'une continuité.
Glinka, père de la musique russe, ne doit-il pas sa formation à un séjour auprès du conservateur de la section musicale à la bibliothèque de Berlin, Siegfried Dehn? Les frères Rubinstein qui fondèrent les conservatoires russes ne suivirent-ils pas le même itinéraire? Certes les relations de Tchaikovski à la musique allemande sont plus complexes mais Borodine comme Glazunov ont encore rendu visite à Liszt à Weimar, et si une indépendance plus marquée de la musique russe s'annonce avec Scriabine, on ne peut considérer dans la longue durée les relations musicales germano-russes que comme une osmose initiale suivie d'un dialogue (Detlef Gojowy).
Kandinsky qui a passé près de 35 ans de sa vie en Allemagne appartient, lui, directement à la tradition picturale allemande, mais les réminiscences d'icônes ou de coupoles dans sa peinture comme son action comme fonctionnaire de la culture au début de l'union soviétique lui confèrent un caractère hybride germano-russe (Heijo Klein). Il est tentant de rechercher des traces d'une référence russe là où on l'a longtemps ignorée ou niée comme chez Max Weber dont les écrits sur la Russie, marqués par un certain antimarxisme mais aussi par un fort intérêt pour les libéraux russes, méritent d'être relus (Dittmar Dahlmann). On a affaire à un livre qui, essayant de s'émanciper du pointillisme érudit, tente à partir d'exemples choisis une approche plus globale et tout à fait stimulante de l'histoire culturelle germano-russe.