Ce numéro de la Revue d’Histoire Contemporaine de l’Afrique se focalise sur l’histoire des circulations, des échanges et des collaborations qui se sont tissées en Afrique entre la fin du XIXe siècle et les années 1960. Il discute, tout en le prolongeant, le récent renouvellement de l’histoire coloniale et impériale stimulé par le « tournant » transnational et global des sciences sociales. Au cours de ces dernières années, en effet, une intense réflexion s’est engagée sur le rôle de la « globalisation impériale » dans la formation des dispositifs idéologiques, institutionnels et technologiques au cœur de la mondialisation contemporaine ainsi que sur les acteurs qui, agissant dans les interstices des espaces coloniaux, ont alimenté les processus d’interconnexion entre les pays et les régions du monde (Magee, Thompson, 2010).
Ces analyses ont stimulé un riche débat méthodologique, en particulier dans le monde académique britannique, et ont accompagné l’émergence de nouveaux « labels » historiographiques. Martin Thomas et Andrew Thompson invitent à relire l’histoire des empires coloniaux – depuis la phase du « haut impérialisme » de la fin du XIXe siècle jusqu’aux décolonisations – à la lumière de ses « effets globalisants » (2014 : 142). Ceux-ci incluent l’émergence de nouveaux mécanismes régulant les flux de personnes, de capitaux et de marchandises à travers le monde, tout comme la structuration de formes de violence et de conflictualité qui accompagnent et survivent à la fin des empires. D’autres historiens proposent de repenser l’histoire coloniale et impériale à l’aune des apports de l’histoire transnationale et globale (Fichter, 2019 ; Grant Levine, Trentmann, 2007 ; Akita, 2002). Simon J. Potter et Jonathan Saha soulignent l’intérêt d’adopter une « approche connectée » et de se pencher sur les manières dont « people in the past themselves understood (and sought to influence) patterns of long-distance interaction » (2015 : 4). Gareth Curless, Stacey Hynd, Temilola Alanamu et Katherine Roscoe proposent quant à eux une « approche décentrée », accordant une attention particulière aux « multiple networks of capital, goods, information, and people that existed within and between empires » (2015 : 713). Enfin, dans un article programmatique paru en 2018 dans le Journal of Modern European History, Daniel Hedinger et Nadine Heé ont défini les contours d’une « histoire trans-impériale » dont l’objectif est de placer dans un seul cadre analytique les phénomènes de compétition, coopération et connectivité qui émaillent l’histoire de la colonisation. L’enjeu est de dépasser la simple comparaison statique entre formations impériales pour se focaliser sur les « movements of people, knowledge and goods across empires » ainsi que sur la formation d’« imperial alliances as well as anti-imperial networks and exchanges » (2018 : 439).
Ces nouvelles recherches remettent en question l’espace impérial comme unité d’analyse exclusive pour le récit historique. La démarche méthodologique qui sous-tend cette réflexion repose sur une nouvelle appréciation du potentiel heuristique de la comparaison (Keese, 2007). En cela, ces auteurs renouvellent la proposition d’Ann Laura Stoler et de Frederick Cooper qui déjà à la fin des années 1990 appelaient à s’intéresser aux « circuits coloniaux », à savoir aux manières à travers lesquelles « des idées, des individus, des produits et des capitaux ont circulé non seulement entre la métropole et la colonie mais aussi au sein et entre les empires » (Stoler, Cooper, 1997 : 28). Dans ce sillage, de nombreux travaux se sont intéressés aux pratiques d’« apprentissage inter-impérial » (Bala, 2018 ; Coghe, 2015 ), aux « rencontres coloniales » (Leonhard, Hirschhausen, 2014 ; Lindner, 2011) ou encore à la co- production et aux transferts de savoirs (Kamissek, Kreienbaum, 2016 ; Barth, Cvetkovski, 2015 ; Meertens, Lachenal, 2013 ; Neill, 2012).
Ce numéro de la Revue d’Histoire Contemporaine de l’Afrique a pour objectif d’approfondir ces réflexions récentes en les ancrant dans plusieurs terrains empiriques. Son ambition est de montrer le double intérêt historiographique d’une approche trans-impériale. Il s’agit, d’une part, d’interroger comment les processus de connexion et de coopération structurent non seulement la gouvernance coloniale mais aussi la vie quotidienne des colonisés, façonnant de nouveaux rapports sociaux, raciaux et genrés (Mitchell, Shibusawa, Miescher, 2014). D’autre part, cette approche permet de dévoiler les limites de la portée globale de l’impérialisme, rappelant l’importance de prendre en considération les spécificités locales de chaque situation coloniale et les manières dont la mise en place de réseaux d’interconnexion a (aussi) engendré, sur le terrain, des dynamiques d’exclusion et d’inégalité. L’enjeu est alors de questionner les limites, les ambivalences et les contradictions inhérentes aux processus de mondialisation, prolongeant ainsi les réflexions de Frederick Cooper sur ce sujet (2001).
Les éditeurs de ce numéro souhaitent articuler la réflexion autour de trois axes de recherche principaux, tout en demeurant ouverts à toute proposition pertinente s’inscrivant dans le cadre de cette thématique.
Axe 1. Coopération(s) et apprentissage(s) entre acteurs coloniaux
Le premier axe explore les formes de coopération et d’apprentissage trans-impérial en Afrique coloniale. Comment, dans quels domaines et sous quelles conditions les acteurs de la colonisation ont-ils collaboré entre eux ? Comment se manifestent et quels sont les effets de l’observation mutuelle de pratiques relatives à la gouvernementalité coloniale ? Ces questions sont consubstantielles à l’histoire de l’expansion européenne en Afrique depuis la fin du XIXe siècle. Elles accompagnent par exemple la découverte et l’exploration de nouveaux territoires, comme le montrent les collaborations – souvent gommées dans les sources – qui se tissent à plusieurs reprises entre les explorateurs européens. Elles orientent aussi les arbitrages relatifs aux complexes processus de délimitation des frontières, avant et après la colonisation (Lefebvre, 2015). Qu’elles soient formelles ou informelles, les formes de coopération se déploient sur plusieurs terrains, incluant une multitude d’acteurs, individuels (experts, administrateurs, missionnaire) et collectifs (organismes de recherche, organisations intergouvernementales). Vincent Bonnecase a par exemple montré comment la définition des niveaux de vie et les politiques de développement colonial au Sahel entre les années 1930 et 1960 sont fortement tributaires d’échanges et de coopérations qui se déploient une échelle internationale et trans-impériale (2011). D’autres chercheuses et chercheurs ont aussi mis en lumière les rivalités et les synergies qui se tissent entre les visions impériales et internationales en matière de politiques sanitaires en Afrique après la Seconde Guerre mondiale (Ayangma Bonoho, 2019 ; Pearson-Patel, 2018). Les éditeurs souhaitent élargir ces réflexions à d’autres terrains (sciences naturelles et humaines, agriculture, sécurité, armées, etc.) mais aussi appréhender ces dynamiques en accordant une attention particulière aux jeux d’échelles entre le local, l’international et l’inter/trans-impérial. Une telle approche permet en effet de mettre en lumière les marges de manœuvre et l’agentivité des colonisé.e.s, comme l’a d’ailleurs bien montré Sybille Küster en examinant la réception de la part des populations locales du modèle américain d’« éducation adaptée » en Afrique centrale au cours des années 1920 et 1930 (2007).
Axe 2. Réseaux, transferts, circulations : à la recherche de « circuits coloniaux » alternatifs
Le deuxième axe s’intéresse aux connexions et aux circulations qui se déploient à des niveaux plus informels, impliquant notamment des acteurs non étatiques. Plus qu’à la relation entre une colonie et sa métropole, déjà bien explorée, la focale est placée sur l’étude de circuits coloniaux alternatifs, contournant les administrations coloniales et reliant des colonies appartenant à des empires différents ou encore une colonie à une métropole « concurrente », que ce soit sur le plan politique, économique, scientifique, religieux ou culturel. Il s’agit par exemple d’explorer les ramifications trans-impériales des mouvements anticolonialistes. Dès la période de l’entre-deux-guerres, ceux-ci inscrivent leur discours et leurs répertoires d’action dans un contexte bien plus large que celui d’un empire ou d’une colonie. Margret Frenz a par exemple montré les connexions intellectuelles, économiques et personnelles qui se tissent entre l’Inde et le Kenya entre les années 1940 et 1960, soulignant notamment comment la notion de swaraj (« autogouvernance » en hindi) influence le mouvement nationaliste kenyan (2013). Ce type de recherche pourrait être prolongée en étudiant les connexions internationales des militants et des syndicats africains ou encore l’implication des groupes de pression afro-américains dans la lutte pour les indépendances (Meriwether, 2002 ; M. Von Eschen, 1997). Au-delà des répertoires de mobilisation politique, plusieurs autres pistes peuvent aussi être suivies pour retracer les régimes circulatoires en Afrique coloniale : la recherche scientifique constitue à cet égard un terrain particulièrement intéressant, à l’image des transferts de savoirs qui s’opèrent entre Africains et Européens dans le cadre de l’exploration du continent au XIXe siècle (Lefebvre, Surun, 2008) ou de la mission menée par l’Institut français d’Afrique noire au Libéria en 1948 (Bondaz, 2015). D’autres domaines, comme les mobilités estudiantines (Blum, 2017), les mouvements de jeunesse et sportifs (Nicolas, 2019), les réseaux missionnaires (Kallaway, 2009), ou encore la circulation de biens et savoirs économiques, de l’information, des arts et de la littérature (Howlett, Fonkoua, 2009) peuvent aussi être questionnés à partir de cette perspective.
Axe 3. Trajectoires trans-impériales et (post)coloniales
Les éditeurs souhaiteraient dans ce troisième axe se focaliser sur l’étude des trajectoires individuelles et collectives comme moyen pour questionner les jeux d’échelles mais aussi pour saisir, au prisme d’une approche trans-impériale, les transactions entre la période coloniale et postcoloniale. Il s’agit plus précisément de mettre à l’épreuve les réflexions récentes autour de la « micro-histoire globale » (Bertrand, Calafat, 2019), particulièrement utile pour inscrire des dynamiques globales dans des contextes locaux et mieux en saisir les effets structurants. Ces dernières années, plusieurs travaux se sont focalisés sur les carrières impériales des Européens (Lambert, Lester, 2006) ainsi que sur leur « recyclage » au sein de plusieurs instances internationales ou européennes après les indépendances (Dimier, 2014 ; Hodge 2010). En revanche, il reste encore à explorer comment et avec quels effets de retour les Africain.e.s ont investi la « sphère transnationale » (Rodogno et al., 2015), que ce soit au niveau de leur formation (Katsakioris, 2020) ou de leur insertion professionnelle dans le cadre d’organisations gouvernementales ou non gouvernementales de nature régionale, panafricaine et, bien sûr, internationale. La focale peut être placée ici sur les parcours des élites, mais aussi sur des acteurs « subalternes » et a priori moins visibles (travailleurs, migrants, petits commerçants, etc.).
Calendrier
Le calendrier de publication est le suivant :
- Envoi des propositions : 1 octobre 2020
Merci d’adresser un résumé en français de max. 500 mots accompagné d’une biographie de 100 mots aux adresses suivantes: damianomatasci@gmail.com; mbjeronimo@gmail.com. Le résumé doit également préciser la démarche méthodologique que l’auteur.e propose de suivre, expliquant notamment comment il/elle entend exploiter la dimension trans-impériale et documenter empiriquement les différentes échelles d’analyse.
- Notifications aux auteur.e.s : 15 octobre 2020
Les propositions seront sélectionnées par les éditeurs et le comité éditorial de la RHCA
- Envoi de la première version de l’article : 15 janvier 2021
- Publication fin 2021