J.-J. Charpy u.a. (Hgg.): De l'Aube à l'Ob

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Title
De l’Aube à l’Ob. Art, archéologie, ethnographie, par Joseph de BAYE (écrits de 1874-1925)


Editor(s)
Charpy, Jean-Jacques; Gonneau, Pierre; Kazanski, Michel; Koudriavtseva-Velmans, Olessia
Series
Bibliothèque russe
Published
Extent
812 S.
Reviewed for Connections. A Journal for Historians and Area Specialists by
Michel Espagne, CNRS, Paris

Un livre important peut résulter de la mise en système de contributions dispersées à des revues oubliées. C’est ce que prouve la sortie récente du livre consacré à l’archéologue amateur et russophile militant Joseph de Baye (1874-1925). Les éditeurs scientifiques de ce travail, Jean-Jacques Charpy, Pierre Gonneau, Michel Kazanski et Olessia Koudriavtseva-Velmans ont rendu accessibles des textes oubliés à tort mais ont aussi montré, dans des commentaires très érudits, leur signification dans une histoire des sciences humaines. La très riche iconographie qui accompagne le volume et illustre la Russie des confins vers 1900 le rend d’autant plus précieux. Le Baron Joseph de Baye, aristocrate du département de l’Aube et propriétaire du château de Baye, s’est d’abord consacré à l’archéologie champenoise où il a exploré divers hypogées. Dès cette première phase de ses recherches, il se concentre sur la présence d’objets venus d’ailleurs, par exemple d’objets étrusques, et se focalise sur ce qu’on pourrait désigner comme la fin de la préhistoire ou la protohistoire. Les caractères grecs observés dans des sépultures mettent en évidence d’anciennes relations entre la Gaule et le monde grec. Joseph de Baye a collectionné les torques antiques, caractéristiques d’un art protohistorique, et les carreaux émaillés du moyen-âge. Il a observé en Champagne les premières sculptures néolithiques représentant des êtres humains.

Un deuxième aspect de ses recherches concerne l’art en Russie à l’époque des grandes invasions et tout particulièrement les traces de la culture des Goths en Crimée et dans le sud de l’Ukraine et la région de Panticapée. L’importance de ces recherches est considérable, non seulement parce que la culture des Goths est longtemps restée mystérieuse, mais aussi et surtout parce que sur la base de la circulation d’objets inspirés par cette culture, vraisemblablement mêlée à celle des Huns, s’est opérée une translation de styles et de formes depuis l’Ukraine vers l’Europe occidentale, avec sans doute des racines asiatiques de ces éléments stylistiques. Il s’agit par exemple d’objets à décors cloisonnés qui auraient pu venir de l’Albanie du Caucase. Les Goths dits Tétraxites établis dans le Bosphore cimmérien, tels qu’ils ont été décrits par Procope de Césarée au VIe siècle, apparaissent dans les articles de Joseph de Baye sinon comme les créateurs, du moins comme les promoteurs de formes artistiques qui ont marqué toute l’Europe. Cet intérêt explique la présence très fréquente de Joseph de Baye en Russie et ses relations privilégiées avec l’historien de l’art Kondakov. Son attention s’est tout particulièrement portée sur les bijoux gothiques de Kertch ou ceux de Szilagy-Somlyo en Hongrie. On trouve souvent le motif du gypaète cher aux Scythes. Entre les découvertes concernant l’art gothique et les découvertes dans les nécropoles franques ou wisigothiques, la ressemblance saute aux yeux. Les bijoux en forme de mouches apparus dans le Caucase semblent avoir, grâce aux Goths, pénétré l’Occident comme les ornements en forme d’oiseaux. Joseph de Baye s’est passionnément intéressé à l’industrie d’art des Goths de Crimée et il décrit volontiers les collections de fibules qu’il a pu observer. Mais surtout il note ce que l’on peut savoir de la circulation des Goths vers l’Occident à travers les Balkans, leurs liens avec la Russie centrale et orientale. Les Goths n’ont pas été sans contacts avec les Finnois, par exemple.

La question des circulations de modèles esthétiques et ornementaux conduit Joseph de Baye à une étude des formes d’art ornemental répandues à travers la Russie et à une ethnographie des cultures de contact. Retenu en Russie de 1914 jusqu’en 1920, il n’a cessé de parcourir le pays avant que les bolcheviks ne prennent le pouvoir. Les contacts entre les populations finno-ougriennes et turciques de la région de la Volga le frappent particulièrement, le style animalier lui rappelant des observations faites dans son département français de l’Aube. Les vastes migrations transcontinentales à travers l’Eurasie restent l’horizon des recherches de Joseph de Baye quand il visite l’Oural et la Sibérie. Comme à Ekaterinbourg, il est généralement reçu par la communauté scientifique locale et célèbre avec elle l’alliance franco-russe avant d’en venir à des échanges plus scientifiques. Les Tchérémisses, les Tchouvaches, les Votiaks, les Mordves et les Bachkirs retiennent l’attention de celui qui, toujours accompagné d’amis russes mais sans connaître la langue, est devenu un ethnologue de la Russie vers 1900. C’est encore l’occasion de noter des transferts de formes artistiques, cette fois le passage de formes asiatiques vers l’Europe. Notre voyageur a visité Perm, Tobolsk, Omsk, s’est risqué jusque dans l’Altaï. Il est passé par Krasnoïarsk, a observé les vieilles statues de pierre de la Russie méridionale (Kamene Baba). Il a observé les Bachkirs d’Oufa. Quand il s’occupe de groupes ethniques, notamment finno-ougriens, Joseph de Baye s’intéresse aussi au costume des femmes et à des habitudes sociales, mariages ou enterrements. Parfois l’attention se concentre sur un site, comme celui de Minoussinsk, où l’on trouvait vers 1900 un mélange d’ethnies turques, finnoises et mongoles et un attachement aux traditions chamaniques, ou le site d’Ananino, où Joseph de Baye a le sentiment d’être confronté à une souche culturelle commune à l’industrie scythique de l’Ukraine et à la Permie. Les mœurs des Votiaks, qui pratiquent le mariage par rapt, conservent des traditions païennes, donnent lieu à des descriptions détaillées.

Une quatrième grande partie évoque la Russie centrale et méridionale et l’Ukraine en se concentrant plus particulièrement sur les villes. Au premier rang d’entre elles il y a Kiev. « L’histoire de Kiev, mère des villes russes, est celle de la Russie. Les Varègues dont l’origine ethnique a été et est encore controversée en Russie, en s ’installant en cette contrée, y formèrent une aristocratie guerrière. Ils transformèrent les tribus slaves habitant depuis longtemps ces territoires en armées redoutables qui devaient plus d’une fois faire trembler l’Empire grec. » (p. 531). Joseph de Baye évoque les conflits séculaires entre la Pologne et la Russie, décrit volontiers les cathédrales Sainte-Sophie et Saint -Vladimir. Il en vient ensuite à décrire Pskov, Iaroslav, Vladimir et d’autres lieux du point de vue de leurs contributions à l’architecture et à l’art religieux. Le leitmotiv constant dans les visites de Joseph de Baye, c’est le mélange et l’interaction de traditions culturelles nombreuses. Quand il étudie une sépulture du Xe siècle à Kiev, c’est pour y noter la présence de fibules scandinaves attestant la présence des Varègues. Souvent les observations sont des réévaluations, et les kourganes mettent en évidence l’existence d’objets scythes d’une grande originalité qui voisinent d’ailleurs avec la présence, dans d’autres kourganes, de mobilier grec. Joseph de Baye s’intéresse volontiers à des objets individualisés comme la crosse de Saint Etienne de Perm, un émail de la cathédrale de Vladimir, une icône comme la vierge d’Ibérie.

Certes il ne fait pas de doute que certains aspects des recherches du Baron de Baye ne correspondent pas aux connaissances les plus récentes, que son regard est, par certains aspects, daté. Mais ce n’est pas le principal. Les nombreux textes réunis et commentés avec une grande érudition historique par les éditeurs dessinent des directions de recherche qui sont toujours pleinement d’actualité : la question des relais en chaîne des motifs culturels de la Sibérie, en passant par l’Ukraine et la Crimée vers l’Europe occidentale, l’analyse des nombreuses ethnies qui parsèment le territoire russe du point de vue de la dynamique des contacts, la description du moment 1900 dans la culture des confins russes. Un livre qui se lit comme une invitation à de nouvelles recherches urgentes plutôt que comme un bilan.

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03.02.2023
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