Historienne du livre, élève de l'historien Chartier mais aussi très inspirée par l'historien de la littérature du XVIIIe siècle Jean Sgard, Madame Anne Saada, en consacrant à Diderot sa thèse, n'a pas fait un travail ordinaire de réception littéraire et ne s'est pas contentée de renouveler le travail pionnier mais déjà ancien de Roland Mortier. Il s'agissait bien pour elle d'établir, au terme d'une longue et minutieuse recherche, comment les catégories intellectuelles centrales de l'université allemande du XVIIIe, celles de l'"historia litteraria", ont abouti à reconstruire un Diderot adapté au contexte intellectuel allemand. Son travail est un modèle d'interdisciplinarité associant étroitement l'analyse des cercles littéraires dans l'université allemande du XVIIIe siècle, l'histoire du livre, et l'histoire de la vie intellectuelle à l'époque des Lumières.
Elle étudie le cheminement d’une œuvre à travers les multiples traces de la librairie, de la critique savante, de la bibliographie ancienne, des achats, des classements, et découpe ainsi un vaste territoire de recherche, qui va de l’Historia litteraria classique au commerce du livre. Grâce à l'utilisation de ces nombreuses médiations, la réception cesse d’apparaître comme un phénomène passif ; il s’agit réellement de la construction progressive, dynamique et concrète d’un “ auteur ”. Y contribuent les universités, les journaux savants, puis les lexiques et les catalogues de bibliothèques . Anne Saada apporte une attention particulière au fonctionnement intégré de ces catégories. Son livre est une réflexion subtile sur la catégorie d'œuvre, comprise comme un corpus de textes assignés à un même auteur.
Dans l'Allemagne du XVIIIe siècle, le Diderot construit par les attributions des catalogues ou des comptes rendus reçoit des œuvres que l'écrivain n'a jamais composées alors qu'il se trouve privé de textes authentiques. Le constat ouvre une interrogation sur la discordance, extrême en ce cas, entre l'écrivain comme individu doté d'une existence propre et l'auteur comme fonction du discours et résultat d'une série d'opérations. L’ensemble forme une sorte de “ machine littéraire ” collective, qui fonctionne sur le principe de la compilation. On admire que sur le seul livre des Pensées philosophiques, Anne Saada ait pu rassembler plusieurs dizaines de comptes rendus, réunis dans une sorte de corpus évolutif. L’exemple fourni par l’Université de Göttingen, son corps professoral, son journal, les Göttingische Zeitungen, ainsi que les catalogues et les archives de sa bibliothèque, fournissaient un remarquable ensemble documentaire dont elle a su tirer parti.
La bibliothèque de Göttingen est au XVIIIe siècle l'institution centrale de la République des lettres et du dispositif universitaire allemand. Christian Gottlob Heyne, véritable fondateur de la science philologique, est son directeur pendant des décennies ; il dirige aussi l'organe de recension académique, contribue aux procédures de recrutement des professeurs et a aidé à faire naître une école spécifique. Autour des collections de livres dont la genèse reste encore très mal connue se mettent en place non seulement les catégories herméneutiques de l'Allemagne des Lumières, mais encore l'idéologie d'une époque et cette université paradigmatique du XVIIIe siècle tardif que fut Göttingen. Or les documents encore peu exploités qui permettent d'observer au-delà de la réception de Diderot le fonctionnement de la bibliothèque et en particulier l'acquisition puis le commentaire dans des journaux savants des livres français sont exceptionnellement riches et très diversifiés.
Il faut être reconnaissant à Anne Saada d'avoir mis en évidence, dans toute sa cohérence, un objet véritablement nouveau. On dispose en effet ici d'un ensemble unique pour étudier, d'un point de vue d'histoire culturelle, la circulation des livres étrangers au XVIIIe siècle en Europe et leur appropriation dans un milieu académique
L'ouvrage d'Anne Saada comporte plusieurs volets. Le premier porte sur les œuvres imprimées de Diderot jusqu’aux premiers volumes de l’Encyclopédie. Diderot est encore peu connu, parfois confondu avec d'autres; c’est seulement à partir de 1750 qu’il est nommé, reconnu, contesté ou célébré, et l’on voit alors l’accueil se modifier d’un pays à l’autre ; l’espace savant d’Allemagne, fidèle à sa propre logique, permet la consécration de l’Encyclopédie. Le second volet est consacré entièrement au théâtre de Diderot, longtemps ignoré en Allemagne, puis consacré à partir de 1770 dans un espace théâtral qui vient à peine de se créer. Malgré les traductions de Lessing, c’est donc d’abord un échec. Avec l’apparition puis la multiplication des théâtres fixes et des journaux qui en commentent la production, cela devient un des grands succès du temps. Ici se lit à travers l'importation dans l'espace germanophone d'un auteur étranger la rupture entre deux genres.
L’espace de réception est très différent pour les œuvres philosophiques et pour le théâtre : dans le premier cas, une collectivité savante accueille les œuvres selon ses présupposés, religieux ou épistémologiques ; dans le second cas, une collectivité d’acteurs, de directeurs de théâtres, de journalistes professionnels recrée le texte par la représentation et le fait circuler à travers les petites cours et résidences. À la fin du siècle, l’œuvre dramatique de Diderot peut jouer enfin un rôle de référence et d’autorité ; grâce à Lessing, elle est entrée dans le grand débat sur la création d’un théâtre national allemand.
Le livre d’Anne Saada est clair et démonstratif. C’est à la fois une réflexion bien conduite sur la sociologie de l’œuvre littéraire et une étude de terrain fondée sur une documentation originale. C'est aussi une analyse paradigmatique de la façon dont une aire culturelle construit plus qu'elle n'importe des héros de la vie intellectuelle appartenant à un autre horizon. Cette étude d'un transfert exemplaire apportera beaucoup, non seulement aux spécialistes de Diderot mais aux historiens du théâtre, aux comparatistes et aux historiens de la vie intellectuelle au XVIIIe siècle.