Durant la décolonisation de l’Indochine française on trouvait des Européens dans les rangs du Viet Minh et parmi eux un certain nombre de déserteurs allemands de la légion étrangère dont le parcours méritait pleinement le livre que leur consacre Heinz Schütte. A la vérité la découverte des documents autobiographiques, correspondances et photos est elle-même une sorte de roman, car il n’était pas facile de cerner de façon aussi complète le destin de Rudy Schröder, Erwin Borchers et Ernst Frey, trois exemples de ces soldats blancs d’Ho Chi Minh auquel l’auteur doit à des entretiens avec Georges Boudarel de s’être particulièrement intéressé. Issu d’une famille catholique de Cologne, Rudy Schröder était entré au parti communiste allemand en 1932, avait émigré l’année suivante, fait partie des proches de Raymond Aron, étudié à la Sorbonne avant de s’engager lors de la déclaration de guerre dans la légion étrangère. L’Alsacien Erwin Borchers, membre d’un groupe d’étudiants socialistes de Heidelberg, émigre également en 1933, fait en France des études d’allemand et s’engage en 1939 dans la légion étrangère. Le Viennois Ernst Frey, communiste juif, ne quitte l’Autriche qu’en 1938 et, survivant à grand peine, en vient lui aussi à s’engager dans la légion. Au-delà de la dureté de la légion et des déceptions qui attendent Schröder, Borchers et Frey, leur destin est déterminé par le choix du gouvernement de Vichy de ne pas livrer ses soldats étrangers à l’Allemagne mais de les éloigner, en les envoyant en Indochine. Lorsqu’ils y parviennent s’opère chez eux le passage d’un antifascisme déçu à un anticolonialisme qui va marquer le reste de leur existence. Ils fondent au sein de la légion une cellule communiste et tentent de prendre contact avec le parti communiste vietnamien non moins clandestin.
L’ouvrage décrit avec un luxe de détails les difficultés qui les attendent dans l’établissement de cette jonction, suivie logiquement d’une désertion. Se retrouvant dans le camp Viet Minh les trois hommes sont animés de l’espoir d’une solidarité transnationale, d’une fraternisation avec le peuple vietnamien. Ils assurent auprès des commandants vietnamiens un service de propagande dirigée contre les troupes françaises qu’ils invitent à déserter. Ils sont aussi instructeurs militaires, apprennent le vietnamien, fréquentent le général Giap. Ils n’hésitent pas à se transformer en bourreaux et exécuteurs de basses œuvres lorsqu’il s’agit par exemple d’empêcher des déserteurs allemands de rejoindre à nouveau le côté français. Mais les Allemands dans les rangs Viet Minh se sentent peu à peu dans la position de travailleurs immigrés qui ne parviennent pas à être considérés par les Vietnamiens comme des leurs; ils n’ont pas la légitimité nécessaire par exemple pour remporter officiellement des victoires militaires significatives. Après cinq ans de service Frey quitte le Vietnam en 1950. Schröder profite en 1951 d’un accord entre le Vietnam et la RDA pour retourner en Allemagne. Borchers devenu citoyen vietnamien et époux d’une Vietnamienne resta à Hanoï jusqu’en 1966 avant de rejoindre la RDA. Ernst Frey revenu en Autriche vécut comme représentant de commerce et milita chez les verts avant de mourir en 1994. Après avoir tenté vainement de s’intégrer en RDA ou il collabora un peu avec la Stasi Rudy Schröder passa en RFA où il participa à la rédaction d’une revue politique "Der dritte Weg". Employé par radio Berlin international, Borchers passa à Berlin ouest en 1981 et y mourut quatre ans plus tard. Ces trois itinéraires, reconstruits à partir de fragments d’autobiographie éclairent, pour ainsi dire de l’intérieur, la genèse d’une déception. Ils opposent aux simplifications héroïques l’expérience beaucoup plus complexe et nuancée des acteurs, mais des seuls acteurs étrangers engagés dans le Viet Minh.
C’est peut-être la limite d’une enquête très liée à la seule perception des légionnaires allemands. L’ "affaire Boudarel" a déclenché en France durant les années 1990 de violentes polémiques sur le rôle des déserteurs européens dans des exécutions sommaires ou des entreprises de "rééducation" dévastatrices. Heinz Schütte, qui a dédié son livre à la mémoire de Georges Boudarel, aurait dû prendre explicitement position dans un débat au cœur de son propos. Mais c’est aussi le mérite de son travail que de montrer comment ses trois personnages prennent progressivement conscience de leurs erreurs, de leur incapacité à franchir complètement la frontière entre colon et à colonisé, à devenir des Vietnamiens, et finissent même tous par abandonner la RDA qui les a recueillis au nom de l’internationalisme anticolonialiste. On a affaire à la description précise des difficultés à se fondre dans un espace national très différent au nom d’un universalisme de principe. Cette micro-histoire d’un désenchantement, reposant sur l’analyse de documents très nouveaux, mérite en tout cas d’être lue par tous ceux qui s’intéressent aux passages de frontière entre l’Europe et l’Asie du Sud-Est, y compris par les Vietnamiens soucieux d’un décentrement de leur histoire nationale, du rôle joué par des facteurs étrangers dans la dynamique de l’émancipation politique.