A. Graceffa: Une femme face à l'histoire

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Title
Une femme face à l'histoire - Itinéraire de Raïssa Bloch, Saint-Pétersbourg-Auschwitz, 1898-1943.


Author(s)
Graceffa, Agnès
Published
Paris 2017: Belin
Extent
Price
€ 24,00
Rezensiert für 'Connections' und H-Soz-Kult von:
Michel Espagne, CNRS/ ENS, Paris

L’histoire des savoirs progresse souvent de façon décisive par le biais de biographies consacrées à une figure oubliée mais en laquelle se cristallisent toutes les caractéristiques d’une époque. Soit une jeune intellectuelle juive née dans la Russie des dernières années du XIXe siècle, et appartenant à la bourgeoisie lettrée, Raïssa Noevna Bloch. Par ses sœurs qui ont épousé les frères Jirmounski elle est apparentée à la famille d’un des principaux représentants des sciences humaines dans la Russie du XXe siècle, le germaniste et théoricien formaliste Jirmounski. Elle obtient une licence d’histoire en 1920 et se spécialise dans les études médiévales. C’est l’époque où la poétesse Anna Akhmatova s’enthousiasme pour les traductions de Mikhaïl Lozinski dont Raïssa fréquente le séminaire tous les jeudi de l’année 1920-1921. On y traduit notamment les poèmes du parnassien français Heredia. Mais la mort de Blok en 1921, l’arrestation de Goumilev signalent un raidissement du régime des soviets.

Raïssa est un temps emprisonnée. En octobre 1922 elle parvient à Berlin, incarnant cette émigration des années 1920-1930 qui pousse un million de personnes hors des frontières de la Russie. A Berlin, où s’est réfugiée une partie de l’intelligentsia russe, l’activité éditoriale est intense. Plusieurs maisons y sont fondées et des proches de Raïssa fondent en particulier en 1922 la maison d’édition et la librairie Petropolis qui publie notamment les poèmes de Mandelstam et de Mikhaïl Kouzmine. Raïssa reprend à Berlin des études d’histoire. Elle y dépose même en 1924 un sujet de thèse consacré à la politique monastique du pape Léon IX, son directeur de recherche devenu directeur des archives prussiennes tenté par le nazisme compliquant son insertion dans les milieux berlinois de la recherche. La thèse paraît néanmoins en 1930, confortant sa légitimité de chercheuse. Ce travail est complété par des traductions alimentaires ou des comptes rendus. Raïssa, qui écrit elle même des poèmes, s’intéresse à l’œuvre de Hroswita von Gandersheim. La maison d’édition Petropolis affiche au milieu des années 1920 une bonne santé financière. En 1927 elle publie Benjamin Kaverine et vers cette époque Raïssa fait la connaissance d’un jeune homme russo-polonais né dans le Saint-Pétersbourg d’avant guerre, Michel Gorlin, qui a appartenu à un groupe d’étudiants et de poètes autour de Nabokov. Il s’intéresse tout particulièrement à l’influence du romantisme allemand sur la littérature russe du XIXe siècle et participe, à l‘université de Berlin, à la fondation d’un groupe de recherche sur l’histoire de l’Europe orientale, conçoit en 1930 une anthologie de la littérature russe en allemand. Michel Gorlin peut encore en 1933 soutenir sa thèse à Berlin. C’est cette même année que Raïssa arrive à Paris et prend contact avec Ferdinand Lot à l’EPHE. Il l’aide à trouver un appartement, du travail et à rejoindre l’équipe du dictionnaire de latin médiéval Le nouveau Du Cange. La colonie des jeunes philologues russes réfugiés à Paris vit bien chichement mais de solides liens d’amitiés l’attachent à la famille de Ferdinand Lot dont l’épouse Myrrha est russe. Michel a rejoint Raïssa à Paris où il bénéficie de l’appui de Valéry Larbaud et surtout du slaviste André Mazon. Il s’inscrit auprès du slaviste Jules Legras pour une nouvelle thèse. Michel Gorlin s’intègre vite, se lie paradoxalement d’amitié avec Pierre Pascal, publie dans la Revue de littérature comparée. En 1935 Michel et Raïssa se marie et partent en vacances dans les Alpes maritimes. Une petite fille naît en 1936. De Paris le couple observe la dérive allemande vers un antisémitisme dont une forme paroxystique sera la Nuit de cristal. Ils pensent à poursuivre leur chemin vers les Etats-Unis mais la guerre les surprend en Europe, dans une situation précaire. Michel Gorlin a tout de même reçu une bourse de recherche du CNRS. A partir de juin 1940 l’insécurité pour les Juifs étrangers désormais fichés devient extrême. Michel Gorlin est interné au camp de Pithiviers et ne peut en sortir malgré les efforts d’André Mazon et de Raïssa. Celle-ci parvient à rendre visite à son mari quand il est placé hors du camp comme ouvrier agricole chez un fermier où il doit travailler 11 heures par jour, mais il peut finalement être employé à la bibliothèque de Pithiviers. Le gendre de Ferdinand Lot est fusillé en 1942 au Mont Valérien et on songe à organiser une évasion de Michel Gorlin, mais en juin 1942 celui-ci est placé dans un train en partance pour Auschwitz. De son côté Raïssa réussit à mettre leur fille en sécurité et à gagner la zone sud sous une fausse identité. En septembre 1942 Mazon apprend que les demandes de visa ont été validées pour Raïssa, Michel et leur fille mais Michel Gorlin est déjà mort à Auschwitz, Dora va décéder de maladie un mois plus tard. Alors qu’elle fait passer en 1943 des enfants Juifs en Suisse Raïssa est expulsée vers la France, transférée à Drancy. Elle fera parti du convoi 62 pour Auschwitz en novembre 1943.

L’intérêt tout particulier de la biographie patiemment reconstruite par Agnès Graceffa tient principalement au croisement des perspectives. Il s’agit moins de relater l’itinéraire complexe d’une jeune Juive de la bourgeoisie de Saint-Pétersbourg qui devient une chercheuse allemande, puis française avant d’être victime de l’histoire que d’appréhender au miroir de cet itinéraire les interférences entre trois contextes académiques et les milieux littéraires de l’émigration russe dans leur effort pour échapper d’abord au stalinisme puis au nazisme Comme Raïssa Bloch est aussi une poétesse chaque épisode de sa biographie est associé à des vers qui illustrent un moment de sa vie ou de l’histoire à laquelle elle est confrontée. C’est donc tout autant une biographie sociale une biographie scientifique qu’un itinéraire poétique qui sont proposés dans ce livre fort bien documenté et particulièrement éclairant sur les passages entre trois espaces culturels et scientifiques, Saint-Pétersbourg, Berlin et Paris durant la première moitié du XXe siècle.

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30.06.2018
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Diese Rezension entstand im Rahmen des Fachforums 'Connections'. http://www.connections.clio-online.net/
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